Introduction

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Depuis notre rencontre en 1982 sur l’antenne de Radio Nova pour une émission autour de la musique cubaine,
Alain Ménil est devenu un ami jusqu’au jour de sa disparition en 2012.

Pendant son enfance en Martinique, ses parents, Mano et Geneviève,
tous deux militants de gauche engagés dans la cause anticoloniale aux Antilles et dans une créolité revendiquée,
ont pour habitude de recevoir les artistes et intellectuels cubains qui visitent la Martinique,
et se réjouissent de danser (merveilleusement bien) aux sons de la sérieuse collection de disques qu’ils constituent.
Alain partage donc avec ses parents leur goût pour les musiques et les danses de la Caraïbe:
guaracha, guajira, boléro, mambo, son, rumba, pachanga, merengué, cha-cha-cha, cadence haïtienne …
entre autres.

”…Combien de guarachas qui commencent par une confession mélodramatique,
et pour lesquelles le grand air tragique est presque requis? …” - A.M.


Ce blog lui est dédié, ainsi qu’à son compagnon le danseur et chorégraphe Alain Buffard,
avec qui, aussi, nous partagions amitié et dilettantisme*,
sans jamais oublier, après les dîners, de ”guaracher” sur les rythmes sensuels et endiablés des îles.

”…la frénésie ou la jubilation qu'elle célèbre, par des airs endiablés qui appellent irrésistiblement
à une danse sans fin, effrénée et communicative…” - A.M.


Il y sera question de La Caraïbe et de ses musiques,
de blues, de jazz, d'opéra, de musiques baroques et d’envolées mandingues…
de littérature, de cinéma,
peut-être.

Ce site s’est ouvert avec ”Retour au Latino Bar", texte qu’Alain Ménil a publié en décembre 1993 dans la revue "Tyanaba".

”… el son es lo mas sublime para el alma divertir.” - Ignacio Pineiro

* dilettantisme : goût très prononcé pour les arts en général, ou pour un art, et spécialement pour la musique (CNRTL)


11/10/2015

Retour au Latino Bar (1)

RETOUR AU LATINO BAR
(Ou quelques notes sur le blues tropical et les meilleurs moyens d'y remédier, recueillis auprès des plus grands maîtres-docteurs en la question.) 

"Je voudrais ajouter que si dans cette terre qu'on appelle la patrie, est le père, et que dans la langue c'est la mère qui œuvre, dans ces gestes d'écriture, de lecture, de traductions confrontées dans les miroirs déformants de plusieurs langues, l'exil dont on parle est celui du fils."
Edgardo Cozarinsky, Vaudou urbain - Christian Bourgois - 1985

-I-

"Asi es la vida", "yo quiero morir cantando", "Ave Maria morena", pourquoi fallait-il que tous ces airs continuent de me hanter par delà les mers et qu'ils persistent à se faire entendre, encore que tout avait changé de condition et d'aspect? C'était reconnaître que la raison de mon attachement pour tout un monde que j'ai quitté réside en eux, parce que c'est par eux que j'aurai appris à l'aimer et à le comprendre, et, l'ajouterai-je, que là sans doute se tient ce qu'il aura produit de plus vrai et de plus haut, de plus intense et de plus singulier. Aussi, lorsque l'on a conçu un attachement singulier pour un être, un univers ou une langue, on tient sans doute plus que tout à voir conservée l'image pure et inaltérable de sa singularité, on souhaite la voir demeurer telle qu'elle nous est apparue la première et unique fois où elle s'est révélée dans son authenticité, se gardant de toutes concessions; c'est pourquoi, parlant de musique et de la musique antillaise, je n'associe nullement à ces réminiscences de l'abandon et du départ les airs clicheteux qu'on pouvait me présenter comme venant de chez moi, de mes îles, non plus qu'accepter comme mien tout ce qui prétendait en émaner. Comment aurais-je pu me reconnaître dans ce qui frôle si souvent l'escroquerie, quand ce n'est tout simplement pas le cliché ou la caricature de soi-même? C'est pourquoi je reviens de nouveau sur ce qui me hantait alors: non pas l'imagerie d'un trémoussement symbolisant notre capacité légendaire à nous mouvoir en rythme, non pas cet alliage désespérant de la niaiserie et de l'obscénité, non plus que l'accomplissement des anciennes figures de l'exotisme et qu'on stigmatisait encore il y a peu sous la catégorie de doudouïsme. Non, c'est à tout autre chose que je veux faire allusion, à des airs et des morceaux plus abrupts, plus rigoureux, plus denses aussi, capables de porter en eux le poids d'un monde, la douleur d'une expérience qui soit en même temps singulière et universelle. Question d'ampleur en quelque sorte : c'est à cela, plus qu'à son incontestable diversité, que la musique cubaine doit d'avoir pu jouer pour quelques uns d'entre les antillais, un rôle essentiel dans l'idée qu'ils apprendraient à avoir d'eux-mêmes.
Car autrement, serait-il compréhensible, à nous autres qui aurons traversé combien de fois l'océan, et peut-être même continué à errer à travers terres et mers, le fait d'avoir conservé, dans un coin de la mémoire, le souvenir singulier d'une voix et d'un rythme, l'allure particulière d'un lamento dont on ne sait plus si sa force de conviction doit à son intégrité l'essentiel de sa raison d'être, ou si c'est la situation particulière de celui qui se souvient qui l'amène à retrouver, avec une connivence neuve et peut-être infiniment plus juste qu'originairement, la vérité qui sommeille en tous ces chants, et qui les réunit en une seule et unique plainte, celle d'un exilé natif, -exilé par nécessité, par vocation et par dilection? C'était, en effet, la complexité d'un tel sentiment que j'apprenais à découvrir par le biais de ces rappels musicaux, et qui me les faisait envisager, non plus comme passe-temps ou comme musique d'ambiance, mais comme ce qui était porteur d'une expérience humaine fondamentale, en laquelle pouvait se reconnaître quiconque n'a pu totalement faire sienne une terre de hasard et de fortune (de misfortune ajouterait l'anglais). Parce qu'il se sait toujours en partance, de ne pouvoir se tenir totalement là où tout paraît pourtant l'assurer d'un sentiment plus vivace d'enracinement, celui qui éprouve un tel sentiment d'exil en pressent bien plus clairement qu'on ne le soupçonne ce qu'il a d'unique. Parce qu'il n'est pas celui que les circonstances ont imposé momentanément à un individu, et qui amènent celui-ci en effet à composer avec le sort, l'exil dont je veux parler doit à une caractéristique particulière son impénétrable étrangeté. Du reste, cela l'assure d'une conviction résolue, indéracinable : celle de ne jamais pouvoir disparaître, lors même qu'on serait en tous points assuré d'être revenu chez soi, protégé par la rencontre effective d'un lieu et d'une naissance.
Que la musique soit liée au sentiment de l'exil, c'est assez fréquent; et l'on trouverait ailleurs d'autres exemples appropriés à cette couleur de l'existence. Que la musique soit propice à la mélancolie, ou qu'elle lui soit vouée, cela aussi est connu; mais ce que je devais à la musique antillaise, et plus particulièrement, à celle émanant des îles hispanophones, c'était de trouver incarnée dans la ligne du chant, la forme même de l'exil que j'éprouvais, non pas parce que j'aurais été momentanément extrait de mon territoire natal, mais parce que je me sentais, tout partout où je pouvais me trouver, dans cette insoupçonnable distance qui nous sépare des lieux et des choses, et qui nous fait perpétuellement être en exil de nous-mêmes. Ce que j'apprenais à découvrir au travers de ces chants, c'était que ce sentiment n'apparaissait pas à la suite d'un événement ou d'un fait (le bateau qui emporte mon cœur, la route que je prends et qui me sépare définitivement de toutes mes attaches, etc), mais qu'il régnait depuis toujours, qu'il était l'incarnation même de l'existence en ces lieux, qu'il avait donnée à celle-ci sa forme, sa texture, son accent. Sans doute y régnait-il sourdement, et de telle sorte que beaucoup d'entre nous l'ignoraient et continuent pompeusement de n'en rien savoir; mais il savait se faire reconnaître de ceux qui le connaissaient suffisamment pour l'éprouver comme une évidence intime.
Ce que j'apprenais à découvrir, c'est-à-dire à identifier, au travers de cette musique, c'était donc un sentiment tout particulier : celui d'être en exil soi-même où que l'on se trouve, même chez soi, puisque c'est à tort qu'on considère comme son chez-soi une terre à laquelle on n'a pu accéder qu'arrachés violemment à ce qui aurait pu tenir lieu de territoire commun, aux ancêtres comme aux nouveaux-venus. La traite des esclaves ne se réduit pas à un déplacement de populations, pas plus qu'elle ne saurait se laisser circonscrire entre deux dates historiques : elle se perpétue par delà la pratique historiquement attestée, dans la mémoire de ceux qui en seront les tragiques héritiers, au titre d'un arrachement inguérissable, et d'une impossible identification à un univers qui puisse légitimement être dit sien. Mais pour cela, il faudrait un peu plus que cette assignation à un territoire reçu en héritage, et dont l'héritage signifie essentiellement la sanction d'un malheur originel. Une condition essentielle n'a pu être remplie : que la communauté ainsi déplacée pût, dans la conquête de sa propre émancipation, obtenir une image de soi réconciliée avec elle-même.
C'est pourquoi tout exil n'est pas identique; et toute errance non plus. L'exil antillais en cela n'a rien de comparable avec l'errance du voyageur solitaire, qui va à pied par champs et par monts. On n'y entendra pas l'ostinato de la marche que le voyageur schubertien entreprend dans la neige d'un éternel hiver; on ne saurait y découvrir non plus l'errance infinie qu'un paysage à l'horizontalité définitive permet : aussi l'exil dont je parle trouve-t-il moins à s'incarner immédiatement sous des paysages ou des décors appropriés. Au demeurant, peu de description de voyages, peu de projections mentales sur un décor. La Nature n'est pas plus muette aux Antilles qu'ailleurs; mais elle n'invite pas aux projections de l'âme humaine. Aussi est-elle singulièrement absente de cette musique, hormis les comparaisons conventionnelles empruntées à une poésie surannée et de pacotille, qui n'aura retenu de ses observations que fort peu - et ce peu est bien peu vraisemblable : la rose, la colombe, ou le rossignol; pour une vision véritable de la nature, on repassera. Les quelques rares éléments empruntés au paysage sont indissociablement liés à l'expérience humaine : le morne que l'on arpente, la mer, le champ à cultiver, tous rappellent à un être humain sa tâche, celle d'accomplir son labeur d'homme. Les décors sont d'ailleurs moins naturels que sociaux, marqués du sceau terrible de l'histoire ou de la vie sociale : el barracon, el mayoral, el canaveral, ces mots ne dessinent une géographie des lieux que parce qu'ils sont avant tout marqués de l'infamie de l'histoire humaine. Ils n'évoquent des situations que parce qu'ils sont terriblement affectés par les conditions de chacun : grattez un peu sous le poli des mots, et ce sera toujours la même scène archaïque qui se dessinera, celui du malheur d'être né ainsi .
Y aurait-il parfois entre le Wanderer sans bagages du romantisme allemand et le guajiro un seul point de rencontre que celui-ci ne proviendrait que d'une désolation intime, -celle qui préside à la contemplation des plus grandes dévastations, celle qui règne dans l'âme esseulée de tout-, et non à la gémellité de l'expérience (1). L'errance du premier est celle de qui se sait privé de toute attache : c'est le monde qui apparaît déshabité; peut-être pour l'avoir privé d'un site affectivement déterminé, consolateur et protégé? L'errance qu'on apprend à reconnaître dans les chants antillais est d'une autre tonalité : elle est celle qui ne peut s'attacher à un lieu, faute de pouvoir se dire d'un endroit précis; y en aurait-il un  -il faut bien être né quelque part  - que le rappel ému qui en serait fait sera toujours hanté d'un sentiment d'exil plus profond, comme si, en deçà de toute assignation à un lieu originel précis, demeurait particulièrement vivace le pressentiment que ce dernier, tout occasionnel, n'est que le paravent trompeur destiné à masquer un arrachement toujours plus radical : celui qui nous prive en fait de la conviction intime de pouvoir nous originer en un point précis, et reconnu comme sien. C'est pourquoi, du fait même de la multiplicité des influences musicales, il y a toujours dans les airs cubains, cette rémanence d'un ailleurs qui se révèle en fait être le nulle part de chacun, qui conduit cette musique à se faire l'écho d'une universelle errance : ainsi d'une réminiscence de voix flamenco, qui confère à certains chants une parenté certaine avec les voix gitanes du sud de l'Espagne. Ainsi des évocations inspirées de la musique arabe, qui donnent à certains des meilleurs morceaux  de Lecuona l'allure d'un chant qui aurait traîné de par le monde le sentiment universel de son déracinement : en ce sens, Tabou, Canto indio, Hindou sont moins ces fantaisies que l'exotisme des années trente affectionnait, que la prescience toute musicale d'un universel de l'errance. Le métissage n'est donc pas seulement un phénomène de rencontre, d'association et de combinaison entre des pôles distincts (ethniques, physiques, culturels, etc). En se réalisant, il affecte jusqu'aux composantes originelles elles-mêmes, qui continuent certes d'exister, et d'être en ce sens reconnaissables; mais aucune ne se survit dans l'état où elle se trouvait originairement, aucune ne se perpétue avec la calme et tranquille affirmation de sa propre identité.

(1) Cette référence à Schubert, je la lançais d'abord par pure hypothèse, me contentant des lois de l'affinité et du principe de sympathie. Cependant, il lui manquait un fondement dans la musique que j'évoque ici-même; je l'ai trouvé plus tard, en assistant à la projection de Barroco, la remarquable adaptation du Concert baroque d'Alejo Carpentier que Paul Leduc a réalisée pour le cinéma, et où il fait entendre successivement Ständchen, un lied tiré de l'ultime cycle schubertien,  le Chant du cygne (Schwangesang), probablement interprété par Fiescher-Dieskau, puis sa transcription en danzon, sous le titre de Serenata. Outre l'extraordinaire justesse que le commentaire musicale imprime aux images du film, la désolation du lied accompagne les images d'esclaves entassés dans les soutes des navires négriers; et c'est sous la forme du danzon que la vie ayant repris ensuite ses droits, la célébration grandiose de la vie qu'appelle ce rythme tant soit peu solennel autorise peut en effet s'avouer. Mais non sans s'être au préalable teintée de cette mélancolie sourde, nuance impalpable aux oreilles distraites, mais patentes à qui sait écouter l'universel lamento humain.

Abelardo Barroso / la hija de Juan Simon

On s'en convaincra en écoutant La hija de Juan Simon, interprétée par Miguelito Cuni et l'orquestre d'Abelardo Barroso : le chant emprunte très ostensiblement aux mélopées arabes dont le chant espagnol, plus précisément andalou, aura été lui-même affecté. La rythmique est par contre antillaise, -c'est-à-dire d'origine africaine. Mais la rencontre de ces deux sources, contribuant à faire naître un genre nouveau, ne peut se laisser décomposer ou ramener à l'addition de deux voies musicales distinctes. Chacune ne se survit qu'affectée d'une sorte de déterritorialisation, où précisément se fait entendre ce sentiment que nous tentons à présent de décrire. Car ce n'est pas là un exemple isolé, qui hériterait des particularités d'une voix la tonalité singulière de son chant. D'autres nous en auront donné à entendre d'équivalents : de ces voix qui avancent en hésitant, qui s'élèvent lentement et avec une apparence de maladresse, comme si le timbre était quelque peu faux, quelque peu décalé par rapport à la tonalité générale de la ligne mélodique. Ou, lorsqu'il est manifestement plus assuré, la voix tarde cependant à prendre son plein essor, car elle doit successivement être allée puiser aux graves de la terre, puis aux aigus aériens, la totalité de ses timbres pour ensuite être pleinement l'âme de ces lieux, le porte-parole d'une communauté qui toute entière se tient là, et fait entendre, rappel des tambours compris, ce qu'y signifie cette manière là qu'elle a de mener son existence. Voix dont la force provient de la fébrile fragilité, voix qui se brisent vers l'aigu, ou qui savent s'enfoncer au fin fond d'une descente vers le grave des tambours qui battent derrière : il est clair qu'on les retrouve un peu partout dans l'espace antillais.

Dolor Velo / ti fi la ou te


Un Dolor Velo, en Guadeloupe, la connaît bien, lui qui ne fait partir la cadence de son air qu'après avoir rameuté la cour des tambouyè, et parcouru toute l'amplitude de son timbre avant de venir croiser l'air avec la clarinette. Voix du reste si particulières que la répartition des timbres est-elle même surprenante, presqu'androgyne le plus souvent, -voix de tête pour les hommes, qui les font capables d'un aigu que les femmes donnent rarement l'occasion d'entendre, comme si celles-ci avaient dû assécher leur timbre, ou le poitriner, au point de donner le change, et d'entamer certains des lamentos d'un timbre sourd et grave qu'on attribuerait plus aisément à l'homme.

Trouver ainsi la  voix de la désolation nue : exercice salutaire qui nous vaut de nous être promenés au travers des chants du monde, de l'avoir entendue chez tel baryton dont la voix vieillie l'entraîne insensiblement vers les profondeurs géologiques de la basse, donnant ainsi aux dernières notes du cycle fameux de Schubert la couleur détimbrée qui convient aux paysages de l'au-delà, ou ailleurs, dans telle voix du Brésil ou de Turquie, ou précisément autour de la Caraïbe, chez la mexicaine Chavela Vargas, chez la cubaine Maria Teresa Vera, - sans doute l'une des rares chanteuses à avoir fait entendre la plénitude de la vie jusque dans ce qu'elle a de plus intimement désespéré, par delà même toute expérience de la douleur, parce que c'est la simple joie d'être-là qui se suffit, et qui suffit donc au chant. A condition toutefois de pouvoir encore être là : ainsi est la vie que je ne peux vouloir la vivre qu'en chantant, si seulement de la chanter, la vie me donne encore la force et de vivre et de chanter, voilà ce que nous dit cette voix râpée au rhum et au cigare, et qui s'élance par delà son orquestre au son de crécelle merveilleusement accordé à son timbre désenchanté : écoutez donc ses "Lagrimas negras" ou son "Eso no es na", où mort et vie se donnent rendez-vous à la pointe du présent, où c'est la mort qu'il faut entendre dans les notes de vie qu'elle lance, et où c'est la vie qui se donne encore à goûter lors même qu'elle nous parle de douleur et de souffrance.

Maria Teresa Vera / No es na

Amertume n'est pas le mot qui convient à un tel sentiment : d'une part il est trop fort, et au fond, il correspond à un sentiment erroné, l'équivalent en quelque sorte d'un contre-sens qu'on commettrait sur l'interprétation à avoir de l'existence. Non. Même lorsque le narrateur reparcourt la totalité de son existence et tente le bilan de la courbe qu'elle dessine, comme dans ce "Asi es la vida" que chante Mario Recio, le chant ne cède pas à la tentation rageuse de venir déchirer cela seul qui reste à vivre, et d'où se tire le seul sentiment véritablement satisfaisant, -celui de continuer de vivre (2). Il s'agit donc d'un désespoir particulier, celui de ne pouvoir totalement adhérer à la vie qui se donne là, et qu'il nous faut quand même vivre, quand vivre ainsi n'est pas exactement la forme même qu'on aurait souhaité donner à son existence. Blessure incautérisable qu'un tel sentiment, mais qui ne se transforme pas en imprécations pleines de ressentiment, -ce à quoi invite en effet l'amertume. Paradoxalement, l'amertume, qui ne cesse d'inviter à dresser les comptes les plus tristes qui soient, confie en même temps sa pleine et totale confiance dans l'ordre même des choses : en accusant alors la vie, ou les autres, de n'avoir pas permis à son existence d'être pleinement heureuse, l'amertume confie malgré soi qu'il en aurait pu aller malgré tout ainsi, si seulement... Rien de tel dans les morceaux dont nous parlons : ni amertume, ni ressentiment. C'est qu'il n'y a pas eu, pour les esclaves, de si seulement.

(2) Véritablement caractéristique de ce rapport à la vie, comme le montrent les paroles de la chanson : le bilan accablé qui est fait de la vie ("Asi es la vida rigor/La implacable intransigencia/Pero siempre una experiencia/(...)Que triste es sentir si amarrado/Un color que no se siente/Y vivir amargamente/El corazon destrozado") conduit à une affirmation d'une toute autre tonalité : "goza, baila y canta/con mi guaguanco", refrain qui répond obstinément au lamento que le soliste poursuit de son côté. Et c'est précisément du balancement entre le constat sinistre qui pourrait se perpétuer à l'infini, et cet impératif catégorique qui s'énonce affectueusement que naît l'impossibilité d'enfermer de tels constats dans une pathétique de l'amertume.

Maria Teresa & Trio Matamoros / Lagrimas Negras


Aussi, faute de cette adhérence à la vie, ne peut-on que tenter de s'en approcher au plus près, ce qui confère ainsi au chant le pouvoir de célébrer celle-ci depuis les confins les plus reculés, de glisser jusque dans la célébration de l'instant la pointe inquiète de qui en sait toujours plus. Il faut avoir entendu Maria Teresa Vera chanter le refrain, -yo no quiero llorar, yo no quiero sufrir, aunque me fué de morir-, avec cette vitalité de l'extrême urgence, de sorte que si la mort est certes encore préférable à ce vivir sufriendo dont toute la musique se veut l'expression, en même temps que l'exorcisme, on sera malgré tout allé puiser au fond des ultimes ressources dont la vie se sait être capable la force de pouvoir le faire encore une fois , -quoi? mais chanter et danser tout simplement. Expression de l'urgence, de ce qu'il y a de proprement urgent dans la vie : la vie elle-même, -comme invite à l'entendre la soudaine accélération du tempo que le rythme subit après le premier refrain. Même si l'on sait que cette vie est toujours à double sens, à double entente, à double valence, pareils éloges de la vie ne sont pas ambigus en ce qu'ils contiendraient la conscience de son amphibologie (la vie comme puissance destructrice, force inhumaine plus forte que tout, union cosmique de l'être et du néant, inintelligible à notre propre mesure, etc); bien au contraire : rien de plus décidé que l'allant de cette musique quand elle entend précisément, par delà le naufrage absolu qui est constaté, nous redonner cette force qui nous fait défaut, et nous permettre de persister.
Persister, même quand tout s'est délité. Un tel sentiment est intimement lié à la conscience d'un exil intérieur : s'il n'y a pas d'adhérence à la vie, mais tout simplement adhésion du vivant à la vie qui va, son contentement, ou sa consolation ne proviennent nullement d'une conscience qui se saurait enracinée. Il n'est donc pas non plus consécutif à une projection, un déport; rien en lui ne témoignera de la course sans fin des marins partis en lointaine mer, et qui se raccrochent à l'idée d'un point privilégié du monde, où toutes les attaches seraient nouées, amour, ancêtres et descendance mêlés, assurant au devenir humain sa certitude de fonder. Non qu'il n'y soit jamais question de bateaux, de courses au lointain, ou d'un lointain dont on s'est éloigné, mais auquel tout ramènerait. Mais les chansons dont nous parlons ne traitent du voyage que sous la forme d'un départ: c'est le départ qui vaut pour le voyage, car entre le voyage et la sédentarité, la différence est nulle si elle nous vaut d'être toujours là en exil de nous-mêmes. "Dîme adios, carinito, me voy de Cuba" : même si c'est plus euphoriquement que d'autres rumbas annoncent le voyage, -ainsi en est-il de "Para vigo me voy" ou de "Panama", la voix y laisse entendre le plus souvent que je suis toujours ailleurs, où que je sois, car c'est toujours d'ailleurs que je viens, sans jamais rejoindre où que j'aille un chez-moi salutaire. Alors bien sûr, le rythme enjôleur, et les couleurs éclatantes du départ donnent à ces rendez-vous un petit air de fête : exactement comme celui qui entouraient l'annonce de l'arrivée des bateaux, ou de leur départ, lorsque le trafic maritime était encore régulier et essentiel à l'économie d'un univers insulaire. Mais par delà les gris-gris ostentatoires de l'euphorie et de la joie, -ce que sont également maracas et autres instruments d'accompagnement-, c'est toujours au travers d'une pointe mélancolique que s'annonce le départ. C'est que le voyage consiste essentiellement en un va et vient. Aucun des points égrenés par la chanson ne peut figurer précisément le havre salutaire où s'enraciner et prospérer soient également possible et souhaitable. De fait, les seuls points qui apparaîtraient sur cette "carte du tendre territorial" figurée par ces chansons, Matanzas, Borrinquen, Pinar del Rio, La Habana, Camaguey, etc, témoignent moins d'un attachement réel à une géographie identitaire, que d'une conscience déchirée, et partagée, entre la connaissance de son origine (celle-ci, toujours nommée figure bien un point singulier sur la carte d'une vie, ne serait-ce que sous la forme d'un lieu de naissance), et la conviction que celle-ci, aussitôt que nommée, est pour toujours perdue : car si c'est de Matanzas ou d'ailleurs que la voix tire la raison de son attachement à un pôle d'identification affectivement circonscrit, elle le fait toujours depuis l'ailleurs où sa vie, cette course sans but, l'a emmenée (3).

(3) Voir sur ce point les "biographies" musicales en quoi consistent certaines des meilleures chansons de Celia Cruz : de Pinar del Rio à Rinkinkalla, en passant par Sabroso son cubano et Dulce habanera. Si dans cette dernière, l'identification de la chanteuse avec son pays est attestée, on remarquera néammoins qu'elle excède toute origine localisable, puisque elle se confond avec tous les hauts lieux que Cuba compte. Ces lieux du reste n'ont d'existence que musicale : la salsera qu'elle revendique d'être ne se comprend pleinement que dans l'extension infinie d'une voix qui aura tout traversé de son pays, jusqu'à se confondre avec tout un continent. Avec Rinkinkalla,  la question du métissage compte plus que le fait de savoir de qui l'on est né : "Para esta mulata/ No hay cuento que valga/Rinkinkalla /Yo nacio en la Habana vieja/Me crio la tia Teresa/Mi padre fue blanco claro/Mi madre no se quien era" : le statut plus que la filiation détermine un mode d'appartenance au monde qui ne peut précisément compter sur l'identification totale d'un homme à son territoire ("Por eso son morena") Car son identité passera précisément par une réappropriation du passé ancestral, transmis dans la langue des tambours et des invocations religieuses. L'"ouverture" de la chanson, sous la forme d'une invocation rituelle, fournit à elle seule le paradigme de ce rapport à un savoir plus ancien, à un savoir qui ne se sait pas: "Para la gente que no sabe/ Rinkinkalla"

Aussi bien les voyages ressemblent-ils plutôt à la trace d'une course dont je me contenterais de figurer l'épure, ou d'en suivre simplement la trace, grâce à l'écume que le sillage imprime à la surface des eaux. Pour ces terres bordées de toutes parts, l'océan est sans fin et sans fond; du reste, il n'y a jamais eu pour elles qu'une terre, une seule, inscrite dans la mémoire de ceux qui auront été esclaves, celle mythique dont la traite les aura dépossédés, et qui se survivra, non comme un port à reconquérir, mais comme un lieu que l'on protège d'autant mieux qu'on le sait tapi en son cœur et son corps, parce qu'il n'a pas à trouver place effective de par le monde. C'est pourquoi il s'agit d'un exil singulier, lorsque c'est les dieux qui d'eux-mêmes s'en sont exilés, et qu'ils survivent sous la forme d'une secrète protection tutélaire, hantant l'esprit comme celui-là hante les lieux, sous la forme d'un vagabondage et d'une errance indéfectibles. Du reste, l'on aura beau faire, mais les cultes conservés secrètement se sont eux aussi repliés en d'étranges territoires, et c'est secrètement qu'ils en parviennent : même lorsque la musique les invoque, c'est précisément sous la forme d'un appel lancé aux plus lointaines des régions sacrées, -en un point primordial qui n'entretient précisément pas d'attache privilégiée avec une partie quelconque du globe. Chango, Ochun, Yemaya, dieux qui appartenez à Cuba ou au Brésil, il importe peu de savoir où vous officiez quand c'est d'abord dans la voix qui vous appelle que vous apparaissez magiquement énigmatiques, superbement inconnus, et qu'une formule rituelle, dont on chercherait vainement auprès de celui qui la retranscrit du fond de sa mémoire impersonnelle le sens littéral, se trouve attachée néammoins à votre emblème, -Cabio sile yeyeo, cabio sile mato (4)-: ce n'est rien d'autre que l'attache d'un fil indéfiniment évidé et déroulé. Que celui-ci soit incassable pour qui en tient le cours de son chant inaltérable, en atteste du fait la qualité singulière de son inflexion, -le timbre requis étant celui grave et profond qui est allé puiser au centre de la terre le poids de fer et de cuivre nécessaire à cette alliance secrète, constitutive de son alliage. Formules, à qui veut proprement parler, errantes, et qu'on retrouve peu ou prou en des chants très différents, épelées en des circonstances très variables, pour marquer juste ce que la continuité d'un exil fondamental imprime à la conscience commune d'un peuple, au point de jouer comme instance fondatrice : Celia Gonzalez, Rutilio Dominguez, tout comme Celia Cruz, auront consacré quelques uns de leurs plus beaux enregistrements à l'exaltation de ces chants de la santeria, et à leur perpétuation dans une conscience collective nullement à l'abri des soubresauts et des vicissitudes de l'histoire.

(4) Formule présente dans de nombreux airs d'inspiration santeria, et d'abord dans celui, éponyme, Cabio Sile. La formule retranscrite ici apparaît dans plusieurs versions (par exemple, Gina Martin l'emploie avec l'orchestre de Chappottin); des variantes auront été observées ("Cabio sile yeyeo/Cabio sile Chango" dans le Memoria a Chano  de Perez Prado).

Celia Cruz / Guede Zaina


Et l'on pourrait en dire de même de ce qui transparaît d'un créole haïtien dans certains chants de Cuba : ainsi ce "Guede Zaina" où le refrain est celui d'esclaves fugitifs qui scandent seulement la terreur que la persécution a imprimée en leur âme -yo fè complo pou yo crié mwen, woï woï woï - et que les chanteurs reprennent à la mémoire commune sans en saisir la signification exacte, même si l'on croit deviner qu'ils en possèdent intuitivement l'intelligence visionnaire. Ainsi de telle formule rituelle qu'on surprend en plusieurs morceaux (et où l'on croit reconnaître aussi un reste de ce créole qui fut parlé au sud de Cuba par ceux qui provenaient d'Haïti), sans toutefois pouvoir s'en assurer, puisque ceux que l'on a interrogés à ce sujet demeurent muets, -ainsi de ce Papa'w di cà qu'on croit deviner au fond de certaines invocations, en conclusion de l'appel tutélaire à Chango et qui apparaît précisément à la manière même dont certaines formules du culte de la santéria ont été arrachées aux langues perdues de l'Afrique: tels des fétiches rappelés par des voix qui en ignorent le sens, les mots sont repris pour la valeur rituelle qu'ils emportent avec eux, se survivant d'autant mieux comme emblème d'un exil que cet exil n'a jamais cessé d'être, n'a peut-être jamais commencé d'exister, -a donc toujours été pour ceux qui échouèrent là, déboussolés, arrachés par la force du rapt et la violence des razzias incessantes d'antan.

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références musicales

- ”La hija de Juan Simon”  interprété par Miguelito Cuni et l'orquestre d'Abelardo Barroso
in LP "El sonero immortal" RRas Records 10-10 Series 00598
 

- ”Ti fi la ou té madam”  Dolor Velo (Guadeloupe)
 

-  ”Eso no es esa” chanté par Maria Teresa Vera  (compositeur : Graciáno Gomez)
CD Maria Teresa vera EGREM CD 0033  -  1990
 

- ”Lagrima negras” chanté par Maria Teresa Vera
CD Maria Teresa vera EGREM CD 0033
 

- ”Guede Zaina"  par Celia Cruz 
LP "homenaje a los santos / Celia Cruz"  SEECO SCLP 9269  -   1975






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-II-

A une vie qui ne s'ouvre sur d'autres horizons qu'à la condition d'emprunter des chemins de traverse, tout mouvement ne signifie pas immédiatement liberté, déplacement, changement, métamorphose. Ainsi du va et vient, l'une des données premières de l'existence antillaise, l'une de ses métaphores aussi.
Va et vient, vaiven : celui de la charrette, celui du pas de la mule, celui du paysan arpentant les mornes et qui s'en va rejoindre un port qui n'est d'aucun salut,
vaiven qui conduit sans cesse à arpenter les mêmes lieux, et à finir dans le même état d'abandon et de solitude une vie faite d'un quotidien également répétitif, vaiven du métronome qui compte aussi le cours inexorable du temps et du destin, fût-il seulement de musique, vaiven des tâches obscures et répétitives nécessaires au maintien en vie de la simple vie, va et vient du corps dans sa seule démarche obstinée, va et vient également des corps lorsqu'ils se rejoignent dans l'inépuisable approbation de la vie jusque dans la mort, et que la musique antillaise figure dans cette cadence si particulière qu'elle leur imprime, lorsqu'ils se sont reconnus, et qu'ils se rejoignent pour conjoindre en une impossible étreinte tout ce que leur désir d'exister exige impérieusement, force aveugle plus forte que tout, plus forte en tous cas que la conscience que l'on peut avoir de sa propre vie, et qui veut qu'on la réfléchisse, alors que là, c'est la vie elle-même qui pulse en maintenant les amants de fortune en la plus étroite relation possible, celle des corps qui se cherchent et se trouvent, mais qui aussi ne se cherchent que de s'être déjà trouvés, merveilleusement appariés à un temps parallèle et commun, -celui qu'une complicité autorise lorsqu'elle se sait liée seulement à la connivence d'un instant. Pas de projection au-delà de cette danse (et de ce qu'elle figure) : les lendemains sont vraiment trop loin pour qui éprouve déjà quelque difficulté à être pleinement assuré de son inhérence au simple présent. C'est tout cela que les plus beaux morceaux nous donnent à entendre, lorsqu'ils ont risqué jusqu'au ressassement le caractère répétitif du leitmotiv, qu'ils ont repris invariablement la scansion du thème, déchirante par la seule régularité de son retour, et l'invariabilité de son tempo, -au moins jusqu'au moment où l'orchestre, d'avoir précisément repris indéfiniment le même appel, peut enfin s'élancer, et lancer les corps en une course plus animée, celle qui doit les conduire à leur propre apothéose : ainsi "Isora Club", ou mieux, "Almendra", vraisemblablement le chef d'œuvre de ce hiératique érotisme, qui doit hanter jusqu'au moindre des meilleurs danzones. (Il en va de même pour les compositions directement inspirées des chants africains : la voix a capella commence et égrène peu à peu son thème, avant que le chœur ne vienne lui répondre; mais cette mise en place, subtile dans l'intégration progressive d'éléments supplémentaires, jusqu'à la totalité des participants, tambours et cuivres compris, fait de la répétition le schème essentiel qui assure au mouvement musical la possibilité de sa progression) (5).

(5) On aurait tort d'associer ce style à une forme tombée en désuétude; on le trouvera jusque dans les enregistrements les plus récents d'un Jose Mangual Jr, le reprenant lui-même de l'un de ses pères musicaux, Chano Pozo. Un enregistrement ancien d'Ignacio Pineiro avec le chœur Los Roncos, contients quelques uns des plus bouleversants chants collectifs cubains, associant tout uniment les actes essentiels de la vie (Tumbando cana Tumba la cana, El barracon, p.ex), les actes de dévotion (Ave Maria morena) aux événements politiques majeurs de l'île (La Chambelona, p ex). On en trouve des traces dans certaines pièces d'Arsenio Rodriguez, comme son Guaguanco a todos los barrios.


Cachao / Isora Club


Alfredo de la Fe / Almendra


L'érotisme est tragique, Bataille nous l'a assez dit; mais il aurait pu ajouter qu'il est sourd, comme il est aveugle aux exigences et aux désirs de l'autre : tel est ce qu'affirme l'érotique de cette musique qui n'aime rien tant que l'on s'apparie le temps d'une danse, sans chercher au-delà des raisons d'être que la vie ne saurait satisfaire. Exigence impérieuse qui clame l'instantanéité du désir et de sa jouissance, laquelle n'est rien tant que de pouvoir continuer de désirer, chacun pour soi, le mieux étant seulement de croiser un autre désir qui aurait, conjointement au sien, les mêmes dispositions. Car c'est en un seul instant que la mort et la vie se disent et s'étreignent, comme c'est en un seul geste que j'en connais le goût et la force déchirante, moi qui me sais mort avant que d'être né, moi qui me sais devoir mourir avant même que d'avoir vécu la vie que j'aurais dû vivre."Si tienes un gran amor/O si el amor se fracasa/Goza baila y canta con mi guanguanco/Si tu vida es un dolor monina, etc"   chante Mario Recio; mais la scansion désespérée continue par delà l'accélération jubilante du rythme, -précisément pour coïncider avec une toute autre affirmation. L'on aurait donc tort d'y voir complaisante attention aux syndromes de la vie; il s'agit là d'une loi implacable qu'il énonce, et qui vaut pour toute existence qui se sait assurée de l'absolue vanité de fonder sa vie sur une improbable croyance en un futur salvateur. Même l'au-delà, lorsqu'il est affirmé par l'invocation aux divinités multiples du rite de la santeria, même lorsqu'il est suggéré de faire appel aux baumes divers que le catholicisme aura multipliés dans les variantes tropicales que nous connaissons, même cet au-delà n'incarne pas la promesse d'un renversement du cours des choses d'ici-bas : la transcendance est à ce point séparée de l'immanence qu'elle en est comme exilée elle aussi, de sorte que c'est dans cette immanence là qu'il faut trouver le moyen de s'en sortir, c'est-à-dire de se supporter en cet état. Et puisqu'il n'y a nulle part possibilité d'envisager une issue plus favorable, ou un happy end crédible, c'est au corps qu'il convient de confier le soin de nous guérir, ou plus modestement, de nous consoler (6). 

(6) Le Todos somos iguales de Celia Cruz est exemplaire à cet égard : la référence explicite à la loi christique de l'égalité entre tous les hommes, coïncide bien entendu avec le constat désespéré que tout homme lucide ne peut manquer de faire en ce qui concerne le triomphe en ce monde de l'inégalité et de l'injustice. Mais, à la différence de Job qui s'en prend d'un point de vue rationnel à ce Créateur tout puissant et indifférent, la confrontation qui est menée ici entre l'énoncé de la Loi, que l'on reconnaît pourtant dans sa validité et sa légitimité, et sa portée réelle, ne conduit nullement le parolier à s'en prendre à ce Dieu-là, ou à le contester. Il s'en détourne seulement, pour continuer de chercher une réponse ailleurs. Ailleurs? : auprès des autres dieux d'Afrique. Mais ceux-ci ne possèdent pas la leçon de l'histoire. Ils n'interviennent qu'au titre d'une puissance tutélaire emportée elle aussi dans la tourmente, -qui est d'abord musicale. La thématique de cette chanson est sur ce point absolument transparente : il n'y a pas de réponse ailleurs que dans la confiance que nous placerons en ce monde-ci, et au premier chef, dans ces corps qui emportent avec eux la promesse d'une guérison : via les tambours et les danses.

Mario Recio & Conjunto Casino / asi es la vida


Curieux retournement de la mélancolie : maladie de l'âme, c'est par ce retour au corps qu'elle puise la confiance en un improbable contentement, comme c'est en ce corps qu'elle puise sa conviction de demeurer en vie, tant qu'elle vit. Puissances du corps, confiance en une immanence très exactement circonscrite par celles-là, puisque c'est au désir et à la jouissance qu'on remet le soin de conserver une simple certitude, celle d'être là, en vie, n'attendant rien d'autre que la satisfaction et le contentement d'être-là. Assurément, cette certitude, ou cette conviction ont quelque chose de fragile: la fragilité de qui sait ne tenir en vie qu'à son seul corps, ou qui se sait assuré de n'avoir pour unique bien que son corps. Mais elles sont assurées en tout état de cause d'être l'unique vertu où puiser une force supplémentaire soit non seulement possible mais effectif : voilà pourquoi tant de chansons, après avoir fait l'inventaire de toutes les misères, concluent par l'affirmation, brève et déroutante, du corps, -et d'un corps toujours sexuel-, dans lequel toute notre confiance semble devoir s'être placée. Aussi le mal dont on souffre est-il à peine désigné, -identifié et reconnu à la fois-, que le remède est aussitôt prescrit : bailar, cantar y gozar, danser, chanter, et jouir, -étant entendu que ce dernier terme recouvre en espagnol une extension et une intensité affectives infiniment plus fortes qu'en français, à la fois parce que le sens est inextricablement sexuel et psychique, qu'il est en même temps obscène et suffocant de subtilité (pour s'en convaincre, il suffit de lire les grands mystiques de langue espagnole: je crois bien qu'une Thérèse d'Avila ou une Sor Ines de la Cruz comprendraient, du fond de leur carmel faussement solitaire, la force du trouble qui envahit le profane esseulé, et qui n'a pas le Christ pour époux : il est simplement radieux de s'enlacer à un autre corps). Aussi la leçon proposée en remède tombe-t-elle immanquablement à la fin de ces complaintes : yo quiero vivir cantando, yo quiero vivir bailando, yo quiero vivir gozando, unique conclusion à tant de lamentos, et qui dessine-là une manière de penser qui semble faire l'unanimité, tant la différence des conditions, la divergence des points de vue, la dissimilitude des situations est appelée à s'effacer devant ce seul impératif que connaisse le vivant : vivre. Et en effet, c'est bien dans une euphorie de cuivres et de tumbas que le sentiment profond de détresse est appelé à se dépasser, au sens proprement hégélien de l'Aufhebung (conservé, nié et récupéré in fine par delà la transposition en son contraire). Alors oui c'est toute une leçon de sagesse qu'il y a là à entendre, et qui caractérise peut-être une métaphysique spontanée, celle qui veut que la fatalité cède le pas à l'ironie obtuse du vivant qui persiste, -indestructible jusque dans sa faiblesse congénitale, obstiné dans la seule perpétuation de son conatus.
 Parce que le rythme ne cesse de s'accélerer à mesure que la chanson égrène le sentiment profondément mélancolique qui l'habite, c'est euphoriquement qu'elle nous transportera, sans qu'on sache exactement où : l'important n'est pas le lieu de destination, mais simplement le transport, et que celui-ci soit, en effet, conforme à l'étymologie de l'euphorie, un heureux transport. Sans doute n'effacera-t-elle pas l'abîme d'où elle provient, non plus qu'elle n'atténuera ce qui la provoque : c'est qu'il n'y a pas de remède pour la détresse d'être, quand il s'agit d'un être qui ne saurait totalement coïncider avec sa place, ni se fondre non plus avec les choses qui l'entourent. Car celles-ci, quoiqu'il dise et qu'il éprouve, l'individu antillais les regarde comme n'entretenant avec elles qu'un rapport transitoire, éphémère, marqué d'une essentielle précarité, non pas en raison de sa condition de mortel, mais parce qu'il est, par rapport à elle, comme un étranger qui ignore la durée de sa visite : sa vie est une escale, l'escale est la forme essentielle de son rapport au monde. Alors, lorsqu'il s'en sera allé, et qu'il aura en effet touché aux autres bords qui ne cessent de le happer, et qui ne sont pas ceux dont il parle en ses chants, portés par la mémoire ancestrale qui a survécu grâce aux cultes syncrétiques, il n'aura qu'à tenter d'en ressusciter l'implacable ordonnancement, pour éprouver, en une seule commotion, le tourment et le délice, d'être encore en vie, d'être encore là, tout bonnement, sans rien faire d'autre que d'être, -et d'abord d'être bien celui qui aura repris au va et vient de la vie son cours inexorable, et qu'il agitera d'abord au travers de ses instruments, ceux qui contribuent à scander sa musique de ce rythme aussi fragile et obstiné dans sa ténuité que celui que les insectes impriment à ses nuits, dès que le soleil s'en est allé ailleurs.



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références musicales

- ”Isora Club”  par Cachao  
CD  ”Cachao-master sessions vol1"  Sony music entert. 477282 2
 

- ”Almendra” par Alfredo de la Fé
in "Triunfo - Alfredo de La Fé"  CD TOBOGA / SAR Records / The Orchard
 

- ”Asi es la vida”  chanté par Mario Recio & Conjunto Casino


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-III-

Longtemps je crus que je ne pourrais jamais écouter ailleurs qu'aux Antilles la musique qui avait bercé mon enfance. Parce qu'elle en provenait, je supposai que c'était là la raison qui me rendait, -comment dire: chimérique?- lorsque je tentai, ailleurs, de m'y replonger. Les écouter en terre lointaine, c'est-à-dire en France où j'étais venu faire mes études était par trop douloureux : car derrière les shashas, et bien au delà du rythme lancinant de l'impair cahoteux de la rumba, je pouvais déjà deviner tout ce qui me manquait, tout ce qui ne parviendrait jamais à excéder les faibles capacités représentatives d'une imagination déficiente. Ecouter cette musique, c'était comme une torture sans fin, l'inflammation d'une tension à ce point innervée qu'elle s'exaspère à son propre contact.
Je devais donc me faire une raison : étudier sans musique, en attendant que plus tard, je puisse l'entendre comme par avant. Mais cet auparavant était également un au-delà, un là-bas lointain dont j'ignorais même si j'allais y revivre un jour. Aussi ne pouvais-je que me tenir dans l'indécision où je me trouvais. Bien sûr, je ne parvins pas à tenir le pari d'un programme ainsi constitué que j'avais le choix entre étudier et ne pas écouter de musique cubaine, ou attendre de revenir aux sources de cette musique en repartant là-bas l'écouter. Un moyen terme était envisageable : tu écouteras cette musique en vacances, étant entendu que les vacances se déroulaient là-bas, ou qu'en vacances, l'on se tient en vacance de ces obligations qui ne souffrent pas de vague à l'âme. Mais même : à plus long terme, un tel pari était intenable. Aussi connut-il la fin que l'on réserve à tout ce qui, un jour, nous frappe par son absurdité même : je retournai un beau jour et sans l'avoir prémédité à mes disques, et remis sur la platine ceux qui me plaisaient tant, ceux qui m'auront accompagné toute ma vie, et qui dessineront peu à peu une manière d'acclimater pour moi ces pans de terre que nécessairement je ne parviens pas, seul, à ressusciter.
Je me souviens du premier morceau que je mis, le premier que j'osai réécouter. Comme ce premier pas était bien évidemment le seul qui comptât vraiment (-parce qu'aussi il était le seul qui coutât vraiment un effort sur soi-, le reste vient vite, cela s'enchaîne au gré des affinités et des réminiscences), j'en choisis un qui devait, à l'époque, et en pareilles circonstances, convenir tout particulièrement, puisque c'était à lui qu'était remis le soin de me ré-acclimater à ce qui constituait, en somme, l'essentiel de mon  identification à tout cet univers. Se tromper, manquer le coche, c'était peut-être risquer de perdre tout : la mémoire, ainsi que le goût, pour ces îles qui n'avaient continué de survivre qu'au travers des mots et des notes de musique. Le choix ne dut pas être trop mauvais : il s'agissait de "Cafe" de Eddie Palmieri.

Eddie Palmieri / Cafe


Je pourrais longtemps chercher les raisons de ce choix; car de morceaux qui m'étaient particulièrement chers, il y en avait d'autres, que je ne manquerais pas de réentendre bien vite; du reste je disposais de multiples sources d'évocation sonores : entre les disques et les cassettes que j'avais emmenées avec moi, après avoir pris le soin d'enregistrer tout ce que la discothèque paternelle, précieuse pour ses incunables des années quarante et cinquante, comptait de raretés indispensables au maintien de mes humeurs, j'avais la possibilité de me perdre plus d'une fois à la recherche du morceau idéal. Comme si ces biens ne me suffisaient pas, j'avais continué à compléter ma collection personnelle, d'autant plus personnelle que peu de gens autour de moi savaient en goûter l'âpre richesse, et ceux qui étaient étrangers à l'univers carraïbéen ignoraient tout de sa diversité; au demeurant, il était passé de mode depuis quelque temps : fallait-il s'adresser à leur parents pour leur rappeler une nostalgie de cha-cha-chas ou de mambos encuivrés? Mais plus paradoxalement il en allait de même pour mes condisciples de lycée, désespérément imprégnés des goûts restreints et myopes de la tribu : rares étaient ceux qui alors partageaient mon enthousiasme. Nous étions, il est vrai, dans une époque curieuse et malhabile en ce milieu des années soixante-dix. Au souvenir, elles m'apparaissent comme une sorte d'intermédiaire bâtard entre un âge d'or musical, celui que je dus à quelques circonstances favorables de connaître somme toute assez bien, et cet âge ingrat que nous subissons aujourd'hui : un présent voué à l'unique affirmation dont il se sait encore capable, -faire du commerce-, et dont les rares moments d'inspiration musicale se traduisent par des élans incontrôlés et immatures vers le passé, -improbables retours de flamme que les amants ont pour d'anciennes conquêtes, et qui n'ont jamais convaincu que ceux ou celles qui veulent bien se laisser berner.
C'est dans cet entre-deux que nous nous trouvions, et la musique latine se heurtait alors à des murs incompréhensibles. Et de fait, pour ceux de mes amis, antillais tout comme moi, qui témoignaient d'une certaine surdité à l'égard de ce qui ne provenait pas  des seules îles françaises, cette affinité sélective et mutilée les privait ainsi d'une part importante de leur histoire, et leur interdisait d'autres goûts que ceux préformés par les attendus d'une communauté aux dimensions restreintes, comme peut l'être celle de Martinique en comparaison des territoires des Grandes Antilles, et qui parvient difficilement à s'affirmer autrement que par la clôture sur soi-même, et la fétichisation des reliques passées (pour nous, c'est toujours situé quelque part vers Saint-Pierre, -au mieux, ira-t-on jusqu'à ressusciter une imagerie du temps de "la colonie". Mais aux clarinettes et au banjo d'alors, il manquera toujours l'épaisseur tragique et grasseyante à la fois d'un Beny Moré

Beny More / Santa Isabel de las lajas


La musique cubaine, comme celle de Porto-Rico, n'était alors connue qu'au travers de sa descendance et variante new-yorkaise, qu'on commençait de désigner sous le nom de salsa. Mais en dépit de quelques indiscutables réussites que compte ce courant issu des nouvelles émigrations new-yorkaises et que cette nouvelle désignation avait pour tâche commerciale de symboliser au reste du monde, on y aurait cependant cherché en vain ce qui, peu de temps auparavant, brillait encore d'un éclat continu et sans prix, comme lors de ces sessions inspirées que les descargas produisaient semble-t-il couramment à la fin des années cinquante (ou au tout début des années soixante). Mais quant à ce qui en constituait les authentiques originaux, peu nombreux étaient ceux qui leur témoignaient d'un attachement viscéral et profond; nous n'avions pas, il est vrai, beaucoup de choix, ni la possibilité de nous instruire véritablement, tant la programmation des radios locales était d'une niaiserie consternante, vouée à l'amnésique contentement de soi-même. Il est vrai aussi que nous n'étions pas encore entrés dans cette technologisation de la nostalgie que permet aujourd'hui le Compact-disque, et qu'on ne pouvait prévoir la vogue de l'ethno-musique, ce world-circus aux écœurantes prétentions caritatives. Nul ne songeait d'ailleurs à dominer d'un son unique la planète des charts, et le zouk, cette décadence sans précédent d'un rythme et d'un accent, demeurait parfaitement inconnu. Etait-il même inventé? Le mot en tous cas n'existait pas, qui viendrait ensuite nous caractériser si petitement aux yeux du monde.
Aussi, malgré la persistance de quelques uns des plus grands musiciens cubains (ou porto-ricains) à faire entendre la pureté d'un son et d'un style maintenus dans leur intégrité, quelque chose a bien été perdu : entre autres qualités essentielles, cet équilibre qui se nouait entre la plus extrême des frénésies, et le grand classicisme du goût, cette science extraordinaire du rapport entre les diverses composantes de l'orchestre. Quelques pianistes, quelques cuivres, quelques congas étaient tout particulièrement remarquables par leur prodigieuse capacité à s'individualiser, sans perdre de vue la logique de l'ensemble : ils jouent conjointement, les membres des conjuntos.

Sonora Matancera / Sarara


De ce classicisme, le toucher pianistique, tout de finesse et d'ironie dans le détail, d'un Lino Frias avec la Sonora Matancera était un exemple (cf. "Sarara" ci-dessus), mais on pourrait en dire autant d'un Cachao, conduisant tout l'orchestre de sa mamancochon, d'un Julio Guttierrez, de tant d'autres. La plupart avait su conserver un style musical tout de précision et d'économie, où le génie inspiré de certains alliait dans leurs prestations ce timbre singulier qui confère à un artiste sa personnalité, et un sens remarquable de l'ensemble : alors le piano se détachait avec élégance et entamait une brève variation où l'ironie le disputait à une science certaine du contretemps, alors il était possible d'identifier, par delà les chorus de cuivre, le timbre particulièrement effilé et tranchant de la trompette de Chappottin (cf. "Oriente").

Chappottin y sus Estrellas / Oriente


Mais c'est à ce prix qu'un standard se revisite, et que revisité, il traverse les époques. Ce style, on le remarquait suffisamment, pour ne pas l'avoir encore tout à fait oublié. Mais quoi que l'oubli dont nous sommes aujourd'hui capables nous force à croire,  jamais on ne fera que les Fania all stars aient su ressusciter la magie des plus flamboyantes des descargas qu'on ait jamais entendues, -enregistrées pour la plupart à la fin des années cinquante, entre La Havane et les Etats-Unis, et parues sous les labels Seeco, Panart ou Ansonia, elles demeurent les modèles d'un genre où tout amateur esseulé ira un jour se ressourcer (7).

(7)  Pour être totalement juste avec l'histoire musicale, il convient d'ajouter ceci. Il y a, grosso modo, trois époques de descargas, et dont le disque nous a conservé les grands moments : 1) celui des Cuban jam session de la fin des années cinquante, qui évoluent entre la musique pour danser et l'improvisation venue du jazz; 2) celui des années soixante, qu'une série de disques parus sous le titre de "Descargas at the Village" aura immortalisée; l'influence du jazz y est infiniment plus marquée, rejaillissant ainsi sur la tonalité plus erratique des morceaux, leur durée, etc. 3) Avec Fania, un nouvel âge est atteint, celui de la culture industrielle. L'obsession de l'image de marque peut aller au détriment d'une véritable inspiration. Autant les premiers Fania sont dans la continuité directe des précédentes descargas, tant par la variété des artistes, que par le principe des confrontations et des improvisations complices, autant les plus récents ne sont dus qu'à l'exigence d'une machine qui se nourrit d'elle-même : il ne faut pas s'étonner si les albums comme les concerts s'enchaînent dans la plus grande indifférence de ceux qui y participent. Selon nous, après les premières réussites (le Live at the Cheetah Club en particulier, ou le double album comprenant une reprise de Bemba colora), la décadence stylistique ira en s'accentuant, particulièrement visible dans la série des hommages rendus aux grands maîtres, et où la préférence se marque de plus en plus pour l'unanimisme des sections de cuivre, conduites au détriment du principe dialogal qui régnait auparavant, et qui était une condition essentielle de l'extraordinaire plasticité de cette musique. Il n'est qu'à comparer avec les formations de Machito ou de Perez Prado, circa 1948-51 : le "grand orchestre" à la Ellington, dont ils étaient friands, ne leur a jamais interdit de nuancer chaque instrument, d'en respecter les timbres et de les rendre d'autant plus éloquents que leur intervention est précise, laconique s'il le faut, et irradiante dans les climax. Mais précisément : c'est cette dramatisation du quantum qui est aujourd'hui perdue, quand on s'imagine qu'il suffit de hurler pour impressionner.


Pourquoi avais-je alors retenu, parmi tant d'autres titres susceptibles de jouer les prétendants avec une égale compétence, ce seul "Cafe"? C'est là qu'il me fallait m'interroger. Car le morceau si fameux d'Eddie Palmieri n'était pourtant pas le seul qui pût me rendre l'odeur, la saveur, toutes les couleurs d'une atmosphère quittée pour longtemps, et demeurée au mieux en lointaine bordure du rêve. Il y en avait même une infinité d'autres qui pouvaient prétendre aux mêmes vertus, et en témoigner avec un égal succès. Pourquoi ne m'étais-je pas tourné vers ceux, plus anciens encore, aussi solennels et contenus? Pourquoi avoir alors laissé de côté ceux qui demeureront toujours au faîte de mon panthéon intime, telle cette prière d'Ignacio Pineiro par exemple, qu'un choeur a capella lance à une Vierge noire, "Ave Maria morena",

Ignacio Pineiro / Ave Maria Morena


pourquoi avoir ignoré à ce moment-là le lamento profond de Maria Teresa Vera, ou à tel disque de Celia Cruz tout droit entré dans mon corps dès mon plus jeune âge, préféré ce "Cafe"? C'est qu'il avait pour lui de n'être précisément pas assez ancien pour m'abîmer dans les rites de la nostalgie. Parce que je souhaitais retrouver mon sentiment dans une authenticité telle qu'il exigeait sans doute d'être dépossédé de son vrai territoire natif, le son relativement aigu et précis de chacun des instruments de l'orchestre de Palmieri qui s'enracinait dans une écoute plus contemporaine, formée aux riffs du jazz, devait m'interdire par là même de réajuster mon oreille aux échos toujours filandreux du passé, lorsque celui-ci se joue à l'obsessionnel : ce que n'auraient pas manqué de produire les cuivres de la Sonora Matancera, accompagnant la voix chaude et gouailleuse de Celia Cruz, non plus que la tristesse d'une voix abimée par le rhum et le tabac, accompagnée par un ensemble aux dimensions plus restreintes, à la palette plus pauvre. Tous, et j'en suis convaincu à présent que j'évoque ce moment très particulier où je pus réentendre ce que je dédaignai des mois durant, ils m'auraient dépossédé, en me privant de la possibilité de regarder en face la vraie tristesse, celle qui survit aux larmes de circonstances, celle qui s'est déployée dans l'espace indéfini de l'exil et de l'errance, -entre vie et mort, entre naissance et ténèbres.

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références musicales

- ”Cafe” de Eddie Palmieri
in CD ”cafe - Palmieri”

- ”Santa Isabel de la Lajas" Beny Moré
coffret TUMBAO TCD 309
 

- ”Sarara” de Sonora Matancera
LP ”Sarara” de Sonora Matancera ( LP éponyme SEECO SCLP 9324 )  - 1977
 

- ”oriente" par  Chappottin y sus estrellas - chanté par Cheo Marquetti et Miguelito Cuni
CD ANTILLA records CD594


- ”Ave Maria morena” par Ignacio Pineiro & Septeto Nacional 


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-IV- ("cafe")

Eddie Palmieri / Cafe


Le mérite essentiel de "Cafe" ce soir-là, qui vaudrait pour moi toute une anamnèse, était de figurer l'objet même de mon désir, et de le figurer jusque dans son propos, sans prétendre pour autant en être une émanation directe, ni encore moins un bout lointainement extrait du continent natal et ramené avec soi dans ses bagages. "Cafe" était le moyen qu'il me fallait prendre pour aborder à ce qui était mien, sans passer par les faiblesses de l'évocation immédiate. Surtout, il disait l'essence de cette musique, sans en être l'original mythique qu'en contemplant, on se persuade toujours d'être au plus près du vrai. Le rythme, celui du son montuno, mais pris particulièrement lentement, la tonalité basse des premières mesures, les premières paroles, réduites à l'expression d'un appel qui s'adresse à tout ce qui fait défaut, et dont on tient précisément à conjurer l'oubli par le rappel systématique de tous les éléments fondateurs d'une conscience, "Cafe" disposait les emblèmes constitutifs du genre, et en les stylisant à l'extrême de l'épure, se tenait précisément à l'essentiel. Plus rien d'anecdotique, ni dans l'accompagnement musical, encore moins dans les paroles d'un poème ouvert sur une question indéfiniment relancée, mais un équilibre parfait entre les instruments dont le dialogue emprunte aux diverses possibilités de rencontre et d'appariement des timbres ses modalités, afin d'entraîner la voix qui se souvient, dans l'élan qui peu à peu se dessine, avant de prendre la forme définitive d'un chorus. C'est que l'intensité de la musique augmente en effet, peu à peu, sans passer par les formes convenues de l'accélération, mais par celles, plus subtiles, du croisement et de la rencontre entre les différentes voix de l'orchestre, qui  donneront précisément au si bien nommé conjunto cette force singulière, capable seule de transformer n'importe quel chant en un appel, fulgurant et définitif, à la danse. "Cafe" représentait l'objet de mon désir, sans l'être pour autant; et toutefois, s'il l'était, ou s'il avait pu l'être, c'était au point où mon rapport à cette musique se ferait plus conscient, et, se faisant plus conscient, apprendrait à en déceler les strates comme à en deviner les différents motifs, tous également d'inquiétude et de satisfaction.
Avec "Cafe", je parvenais à ré-ouvrir les cases jusque là hermétiquement fermées de la mémoire. C'est que la totalité dont j'étais privée, cette unité qui permet de fondre en un ensemble indissociable une terre et son humanité, en la portant au rang d'un véritable univers, tout cela réapparaissait, intact et d'un seul tenant, comme un bloc d'émotions et de sensations dont je ne pouvais être dorénavant privé, ni vis à vis duquel je ne saurais de nouveau me tenir comme un étranger. La stylisation même dont procédait la composition de Palmieri l'orientait vers l'ordre d'un passé logé au plus intime du présent afin de mieux le hanter : pareille orientation stylistique me garantissait, mieux que toute autre, de la possibilité de me confronter de nouveau à cet univers absent, sans avoir pour autant à me perdre dans un ordre toujours douteux de projection fantasmatique, quand le désir de retrouver ce que l'on a perdu passe par d'impossibles identifications et qu'il nécessite la complaisante présence de hochets anecdotiques. Car ce n'était pas vers l'image d'une image que "Cafe" m'orientait; il n'y a, dans cette chanson, nulle imagerie relative à un passé fictif historiquement assignable. Le temps archaïque qui s'y découvre est bien plutôt celui du mythe, mythe des origines autant que de la mémoire, temps achronique d'un inconscient immémorial. Aussi l'humeur qui me caractériserait le temps de cette écoute était-elle celle qui convient à la contemplation : car il me fallait contempler ce que la chanson dessinait devant moi, -une Idée. Car "Cafe" était rien moins que cela : une Idée, -pas seulement une "idée de café", mais bien plutôt celle de tout un monde qui ressuscite du néant du seul fait que les mots et les notes ont reçu parmi leurs pouvoirs, celui d'évoquer ce qui nous fait défaut, en en conjurant précisément l'absence réelle. Et en effet, c'est littéralement que l'île perdue s'est mise à flotter dans la pièce où je me tenais, qu'elle est apparue entre les notes, et qu'au travers de cette incantation, elle est revenue lourde de toutes ses odeurs et de tous ses bruits. Ainsi en est-il lorsque le sentiment d'une perte irrémédiable conduit l'exilé à éprouver de véritables fantasmes d'incorporation, qui nous font éprouver la furieuse envie de sentir en soi jusqu'au sel et au poivre d'une terre en allée, d'aller la goûter en l'arrachant au sol même où ils demeurent emmêlés. "Cafe" avait su maintenir entre les participants à son office, et l'objet secret de son culte, plus de distance, plus de retenue, plus de conscience aussi. Cette tenue était à elle seule le gage d'une sincérité et d'une émotion que jusqu'à aujourd'hui, je ne crois pas une seul fois avoir trouvé démenties.
Une telle distance me convenait. Mieux que cela, elle m'aiderait à tenir et à entendre ce que je désirais, ce soir là, pouvoir retrouver. Dans la sérénité de celui qui se sent en même temps ému de ce qu'il contemple, et qu'il contemple en laissant la chose se déployer pour elle seule, avec toute la distance qu'autorise le respect amical pour l'ami en allé, et que la mémoire amie ressuscite en se contentant des seuls pouvoirs sensuels d'une évocation complice et attendrie. C'est que "Cafe" dessinait devant moi, jusqu'au travers des moindres mots de la chanson, l'épure parfaite de la tristesse et de l'humeur antillaises, dans ce qu'elle a d'un blues si particulier et si poignant qu'on n'ose toutefois le reconnaître pleinement. Là, c'était à nu qu'il fallait le ressentir, pour comprendre que là où résidait le secret de cette musique, là se tenait le noyau intime, où rythme et entrain se greffent comme par magie, et de surcroît au bénéfice de la joie, sans jamais effacer pour autant ce qui provient d'une seule et unique tristesse, continue à travers âges et époques, et dont le nom véritable est, disons-le maintenant, mélancolie. Ce secret, c'était celui où atteignait ce morceau, à l'instar de tous ceux qui l'ont hanté, en l'habitant souverainement par le déploiement d'une joie reconquise sur le néant. Alors, oui, quand à la troisième fois le refrain est revenu à l'identique pour lancer aussi désespérément dans le vide son appel à une réponse qui ne cesse de reculer, les cuivres et le rythme peuvent alors se déchaîner : mais c'est toujours depuis ce fond de blues que la danse est née, et qu'elle a surgie conquise sur soi-même, comme si au fond elle résultait d'un pari sur la vie ou le pur maintenant.
Après "Cafe", je pus entendre de nouveau cette musique, et mieux peut-être qu'auparavant, à mesure que j'osais laisser de côté les vaines ressucées contemporaines de mes morceaux fétiches, pour m'en aller directement à la recherche des gravures d'origine, que je me procurerais sans hésiter, -même encrassées par toute la sédimentation qu'un fétichisme obsessionnel apporte à une écoute faite de privautés et d'intimité jalouse, imprimant ainsi peu à peu à chacun de ces testaments musicaux que sont les disques découverts au hasard des promenades, dénichés dans quel arrière-fond de boutique, nichés au creux d'un bac, ou plantés là au beau milieu d'un désarroi peu commercial, le cachet inimitable et ironique de celui qui sait que les trésors perdus ne sont jamais allés plus loin que se perdre dans le lointain du souvenir, et qu'ils n'en reviennent qu'ainsi : éclairés, magnifiés par le jour que fait en nous la tortueuse plongée dans les puissances térébrantes du désarroi, ils se dévêtent enfin de tout ce que les souvenirs comportent d'oripeaux inutiles, de faiblesses consenties à la nostalgie.
Car ce qui m'apparaissait à nu, c'était en effet le partage qui s'opérerait irréversiblement entre deux catégories musicales. D'un côté, des pièces orientées au profit d'un passé complaisamment regardé avec la tendresse un peu lâche que les regrets ne cessent d'avoir pour ce qu'ils ont laissé partir, ou d'eux-mêmes abandonné; de l'autre, celles où la pureté n'avait été conquise qu'au prix d'un déssaisissement radical vis à vis de toute atmosphère empoissée par trop d'inutiles pacotilles : dans ceux que mon goût retenait en les démarquant violemment de ceux que je reléguais sous la rubrique obséquieuse des anecdotes passéistes, c'était non la nostalgie qui était donnée à entendre, mais la mélancolie, dans ce qu'elle a d'irréconcilié, et d'irréconciliable, lors même qu'elle se fait charmeuse, et qu'elle se sait du reste, littéralement charmante. -Envoûtante? -Oui, envoûtante.
Envoûtante est bien le mot qui convient, -ce que justifie l'union si intime qui a pu se réaliser alors entre le sentiment évoqué et celui qui habitait déjà le cœur de l'auditeur. C'est que la mélancolie chante là à voix nue, son âme à découvert. Peu de déguisements, peu de parements pour nous la donner à entendre voilée et insinuante : la voix claque dans l'âpreté dévoilée d'un timbre, ou d'une corde qui se savent exposés. Trop de réminiscences d'un passé lointain, trop de délicatesses pour nous parler de "la casa de Tomas", de "Siboney", ou du "Manisero", -et c'est pareil sentiment qui est raté : trop d'interprètes auront pris ces morceaux pour ce qu'ils ne sont pas, pour une parodie de valse viennoise ou de crème Chantilly, alors qu'il faut au moins y deviner la crispation énervée d'une corolle qui n'aurait souhaitée rien tant qu'un rapt abrupt, et absurdement, ils nous les ont alors donné à entendre faussement, comme des faussets qui auront confondu les portées, ou des daltoniens qui auraient inversé les couleurs. Cela nous aura valu d'entendre ces morceaux avec tous les contresens qu'une longue suite de glose affectée entraîne immanquablement. Ah ces Siboney pris à contrecœur, avec des violons passablement gominés, qui n'osent pas se montrer râpeux alors que c'est là la condition de leur force suggestive (8)! Ah ces "Manisero" affectés par une absurde volonté de dignité sociale, et qui entendent reconstruire le décor urbain d'origine, alors que c'est la voix seule, étirée canaillement sur les deux premières syllabes du titre même de la chanson, qui doit donner à humer toute l'atmosphère enfiévrée d'un faubourg emporté par une irrépressible envie de connivence populacière. Ce n'est donc pas affaire d'instrument, ou de voix, mais de style bien compris. Si violon il doit y avoir, c'est comme chez Arcano ou Aragon (cf. "la Reina Isabel" ci-joint): le violon assez semblable au fond aux crin-crins de campagne, avec la conscience que se tient tout juste derrière lui une tumba prête à gronder. Ou encore, ils doivent faire entendre une rumeur sourde d'ironie, qui sait à mots couverts que hasta la reina Isabel baila el danson, porque su ritmo muy dulce y sabroso, -à cause de son seul rythme, langoureux d'une douceur de sapotille. Sous ce dernier, tous les mambos prêts à débouler, que seule une échine encore policée retient, restreignant l'ironie à son déhanchement un peu trop impatient.

(8) Petit exercice de stylistique comparée: prenez quelques standards, mettons Almendra, Isora club ou Siboney et comparez-les dans les versions de Pego (abominable), de Cheo Belen Puig (moyen), de Belisario Lopez (honorablement correct), ou de Arcano et Aragon (prix d'excellence) : non seulement il y a une certaine rythmique à obtenir par la progressive entrée des percussions, mais c'est surtout dans la manière de faire crisser la corde, de lui conserver sa rugosité, que réside tout le secret du genre et qui, avec l'établissement d'un rapport à la fois de complémentarité et de contraste entre les sections percussives (piano et tambours) et l'aspect de glissando qu'ont nécessairement des cordes jouées à l'archet, conditionne la réussite du danzon. Le génie de Arcano et de l'orquestre Aragon est d'avoir magnifié au plus haut point cette totalité composite.

Orquesta Aragon / la Reina Isabel


Eh bien non. Tout ne réapparut pas ainsi, aussi vite. Il fallait les réapprendre, tous ces morceaux, et y entendre tout autre chose, -par exemple la terre à nu et engorgée du sang des rapines, le soc désoclé des instruments abandonnés à la terre, et laissés en compte d'un désarroi sans nom, pour une lassitude plus que lasse. Ou reconnaître, au travers des quelques figures récurrentes de l'expérience humaine, les strates fondamentales du drame humain d'être né sous le signe du malheur. Un piano désaccordé, un léger bruissement malhabile dans la régularité du criquet musical, c'est ce qu'il nous faut à nous qui n'aurons eu pour nos départs que l'image même des choses imprimée sur la rétine, baume et poison à la fois. Comme le rhum, ou son cortège d'odeurs que la mémoire appelle. Il nous faut pour cette esquisse là, la même fragilité, musicalement esquissée, afin de suggérer à la fois ce qui ne reviendra plus,  et que c'est dans ce non-retour que se tient le secret de ce qui revient, inlassablement, immanquablement, -un deux, un deux, un deux : alors peuvent reprendre les chants, mais lentement et sourdement, comme en ce disque assez méconnu qu'un certain soir l'orquestre Aragon avait obtenu, parvenu peut-être lui aussi au comble de sa propre mélancolie, ou descendu au fond de cette dévastation silencieuse que l'exilé entretient poliment et qu'il doit au commerce intime qu'il a noué une fois pour toutes avec la déshérence: ce que l'on pourrait appeler judicieusement l'abandon de toutes choses, quand l'on ne sait plus très bien qui abandonne quoi, et ce qui s'abandonne dans cet abandon-là.

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références musicales

 - ”Cafe” de Eddie Palmieri
in CD ”cafe - Palmieri”


- ”la reina Isabel"  Orquesta Aragon



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-V-

On objectera que le plus souvent, cette musique fait entendre de tout autres sentiments; que c'est plutôt la frénésie ou la jubilation qu'elle célèbre, par des airs endiablés qui appellent irrésistiblement à une danse sans fin, effrénée et communicative. Nul doute qu'on pourrait, à l'encontre de mon approche, venir témoigner pour d'autres issues, pour d'autres présents : celui que nous fait précisément cette musique, lorsqu'elle nous a emportés, au travers d'une guaracha, d'un merengué, ou d'une cadence, vers l'oubli de la douleur, et la réconciliation avec sa mémoire apaisée. Et en effet, qui en douterait, après avoir entendu la plus vibrante des guaracheras, Celia Cruz, l'assurer de la joie qui règne chez Mario, ou célébrer sans fausse pudeur, l'ivresse d'un merengué que rien n'arrêtera, hormis l'obligation de respecter le souffle des danseurs? A ces témoignages éclatants d'une énergie plus que tout énergisante, seul l'éclat des trompettes peut convenir, qui porte loin l'incandescence de cette rumeur impérieuse qui a fini par triompher en effet de tout : oui, ce sont ces trompettes qu'il nous faut, celles qui claquent loin au dessus de la ligne profonde des rythmes battus sans fin, et qui dessinent la ligne altière d'une trajectoire qui se projette au loin, par delà tout horizon. Pour saisir cette capacité de projection, qui seule permet d'entendre toute la force du trait, et toute l'amplitude de sa course, il convient de choisir son trompettiste. Trop nombreux sont ceux qui confondent puissance et bruit, qui étouffent au fond leur instrument en voulant l'amener à couvrir l'orchestre. Non, une trompette capable de projection, c'est chez Chappottin, ou mieux, avec El negro Vivar (trumpettiste du Conjunto Casino), ou encore avec Chocolate, que nous l'aurons trouvée, cette trompette victorieuse, dont l'aigu filé transperce le tympan en l'emmenant lui aussi dans cet élan de tout un monde.

Ainsi celle du Negro Vivar, qui littéralement après avoir lancé son appel solaire, entraîne tout l'orchestre, tambours compris, dans une Comparsa insensée qu'une jam session de 1959 donna à entendre au monde entier. Elle dure douze ou treize minutes : durée extravagante pour l'époque, qui s'aventurait encore prudemment vers l'allongement des prises musicales; mais elle pourrait durer vingt, trente minutes : ce morceaux, obsessionnel autant que "Olé" de Coltrane ou que "All that blues" de Miles Davis exigera impérieusement de vous que vous le remettiez une fois fini. Ou alors qu'une voix d'émail vienne nous relancer d'une réplique toujours plus cristalline : celle de Gina Martin, par exemple, qui aura toujours mis dans son timbre un piquant, une aura de fête et de paillettes qui ne saurait connaître aucun abattement. J'en suis bien convaincu : la tonalité générale de cette musique n'est nullement vouée à la mélancolie. Mais elle en procède bien souvent. Sinon comment expliquerait-on que tant de morceaux nécessitent précisément ces débuts d'abandon avant que ne prenne précisément cette sauce qui nous entraînera ensuite? Combien de guarachas qui commencent par une confession mélodramatique, et pour lesquelles le grand air tragique est presque requis? Que cette trompette donc soit aux antipodes de la trompette chinoise que la musique cubaine aura pourtant affectionnée tout particulièrement, cela est clair : c'est qu'elle ne sert pas aux mêmes offices. Au son assourdi de celle-ci, le musicien cubain aura réservé des épanchements plus douloureux et intimes.

Quant à la première, aux cuivres plus éclatants que l'or et l'atome, elle n'aura précisément pu prendre un pareil empire sur les morceaux que parce qu'on aura en effet dépassé le sentiment premier d'une tristesse ou d'un ennui incoercibles. Ces trompettes n'ont jamais tant paru supérieurement établies sur l'orchestre que parce qu'elles sont le signal d'un départ décisif, que parce qu'elles lancent en effet le signal d'un nouveau commencement. C'est pourquoi elles interviennent toujours en lisière du morceau, afin d'en marquer certaines de ses limites, séparant ainsi ce qui revient à une étape antérieure, et ce qui résulte des préparations infinies qui ont été instillées dans l'âme du danseur : césure entre deux époques du sentiment, coupure irréfragable entre deux tempos, elles clôturent ce qui doit en effet mourir ce soir-là, le sentiment d'abandon, l'impression d'une perte irrémédiable, ce sentiment inguérissable de n'être jamais tout-à-fait là. Aussi bien entonnent-elles un office de résurrection, et font-elles signe vers une prompte affirmation de soi : mais la naissance à laquelle elles invitent n'est une renaissance que pour qui avait cru mourir. C'est pourquoi de tels appels viennent de cette lisière indistincte où le choeur se tient encore tout contre le battement obstiné de la section rythmique, et s'en est encore à peine dissocié. C'est ensuite qu'il pourra s'émanciper, qu'il relancera le jeu en investissant le couplet, venant interrompre le soliste du rappel sonore des formules qui scandent le refrain. Pour ces assonances (9), la trompette est le plus souvent à la fois l'écrin qui en souligne l'importance, et le démon qui invite à une poursuite effrénée du rythme et du son.

(9) Sur l'assonance verbale, voir le suggestif texte de Guillermo Cabrera-Infante, Formes de poésie populaire, in Orbis oscillantis, Flammarion, Paris, 198O. Et bien sûr, les recueils de Nicolas Guillen, Motivos de son, et Songoro Cosongo , datés de 193O et 1931, où ont été puisés quelques unes des plus belles réussites du genre : Negro bembon, et Si tu supiera (chanté par Chiquita Serrano sous le titre Songoro Cosongo). N.Guillen, op.cités, in Obra Poetica,1920-1972,  t.1, La Havane, 1974.

Mais comme il n'y a rien d'autre que cette présence fragile qui nous sert d'entournure et qu'on appelle le corps, alors oui cette musique lance un appel miséricordieux vers notre corps, en appelle à lui et à ses ressources ultimes. La confiance qui est ainsi placée dans les pouvoirs de la musique et de la danse donne du reste à certains morceaux le délicat privilège de contenir tout à la fois la prescription d'une médication curative, l'affirmation d'un programme pédagogique, et l'énoncé d'un art poétique! Joseito Fernandez, Los Papines, ceux qui auront trempé en effet leurs compositions au fond de cet esprit qu'ils attribuent au son le montrent à l'évidence (10) : c'est en un seul instant que l'apprentissage d'un rythme s'opère, et que l'on réapprend à vivre et à prendre plaisir à une vie qui n'offre pas tant d'occasions de sourire, et c'est dans le même temps que s'énoncent les principes esthétiques qui président au genre : ce qu'il faut pour réussir un son, c'est un piano, une voix, un rythme, c'est au fond ce que l'on a sous la main, pourvu que soit respectée la loi du genre, qui veut que nul ne reste insensible à la montée du son, que nul ne demeure immobile en sa détresse. C'est pourquoi, immanquablement, la conclusion tombe, impérative : "toma y baila un guaguanco", ou un son, c'est selon, -"toma y baila", ce que tu veux, pourvu que prenant, attrapant et dansant cette danse qui doit t'entraîner, et que tu te dois de danser, tu oublies cette douleur qui habite en ton sein, et qui ne pourra de toute façon pas vraiment guérir, sauf en l'endormissant. Et l'endormir, seul ton corps peut le faire, lui qui ne s'endort qu'à la danse, et qui par son biais, enfouissant ce qui lui déplaît, aspire à un nouvel état, -véritable état de grâce, celui que connaissent en effet les corps qui  ont pu s'élancer sur de tels rythmes, d'avoir su s'alléger de tous les soucis qui leur pèsent tant inutilement.

(10) Entres autres morceaux d'anthologie, on citera de J.Fernandez les fameux Canta el piano et Que no muera el son; des Papines, le Mi Quinto; voir aussi de Rene Alvarez, Dos almas y un guaguanco; de Aragon, les modèles du genre demeurent Aprende muchacho, Si sabes bailar el son et surtout, la Guajira con tumbao.Un titre résume cette problématique : Sin clave y bongo no hay son.

Il y a en cubain, ou en espagnol des Antilles, un verbe pour cela. C'est guarachar. Son sens dépasse bien sûr celui du seul fait de la danse; mais il est significatif que ce soit à une danse que soit remis le soin de caractériser un état suffisamment affirmé dans la durée pour constituer toute une conduite et y impliquer tout un état d'esprit, pour indiquer en tous cas plus qu'une simple occupation ou une action -par exemple, l'action de danser une guaracha. C'est un état qu'on attribuerait immédiatement à l'esprit s'il ne passait si manifestement par le corps; car c'est bien le corps qui donne à voir et à entendre la guaracha, et qui implique qu'on y inclue toutes les autres danses. A ma connaissance, il n'y a pas de verbe construits sur rumba, sur guaguanco, sur chachacha ou sur mambo : incluant en lui tant d'autres rythmes, guarachar (11)  traduit bien qu'il s'agit donc d'une accession générale à un nouvel état. Combien de temps durera-t-il? Le temps qu'il faudra pour s'estimer guéri, -ou simplement satisfait d'être là, en l'ayant fait, guaraché. A ces conditions, on peut alors se fondre dans ces foules qui se pressent certains soirs au son de cette musique, pour sentir nous aussi une certaine joie renaître, qui provient très précisément du contentement d'un corps qui a obtenu son content. Aussi les rythmes se redécouvrent-ils dans leur diversité, dans toute la variété de leur timbre. Mais même au fond des plus trépidants d'entre eux, une rumeur de mélancolie, indéfectiblement attachée à notre condition, s'y laissera deviner. Même au fond des pièces les plus enlevées, même lorsque la chaloupe est à son comble, on sera obstinément accompagné d'une ligne mélodique qui poursuit méthodiquement son cours répétitif, -que ce soit aux cordes, à la clarinette ou à l'accordéon : pas plus que le son, les cadences haïtiennes, certains merengués, certaines mazurkas n'ignorent pas au sein de quelle dévastation elles ont surgi, ni ce à quoi elles doivent faire face pour nous permettre à notre tour, d'y résister. Alors oui, le chanteur peut reprendre son chant, comme varier les paroles : à condition de ne pas ignorer le sens profond de la monotonie qui règle son chant, il peut nous emmener loin, et longtemps. Peu importe. Ou plutôt, beaucoup importe, car c'est à ces conditions, à toutes ces conditions que nous nous devons de nous retrouver guéris, certains soirs de déshérence. On le sait fort bien, quand nous n'aimons rien tant que le morceau dure à l'infini, qu'il n'y ait rien d'autre que le dialogue d'une pulsation et d'un élan des reins, un accord entre l'allure d'un rythme, et l'humeur d'un air : alors, au fond de n'importe quel lieu, lorsque nous entendrons "Cafe", ou New York city, Donde estabas tu? ou Los sitios hacere, nous saurons que la séance est ouverte, celle où nous nous tenons face à nous mêmes, où nous n'avons rien d'autre à faire qu'à affronter notre propre dévastation. Car c'est bien cette mélancolie qui survole jusqu'aux morceaux apparemment les plus étrangers à toute réflexivité, -et qui admet, du reste, qu'on danse seul, si danser ainsi convient mieux qu'en fausse compagnie : le caractère lancinant et obsessionnel d'une répétition qui n'aura pu se dépasser imprimera le moindre des rythmes de sa tournure essentiellement déchirée.

(11) Il y a bien en argentin, tanguear, et milongar, construits respectivement sur tango et milonga; connaissant l'importance du tango dans la constitution de l'identité argentine, sachant aussi les liens qui unissent le tango à la déréliction, on peut sans doute inférer qu'il en va de même pour nous autres qui aurons à "guaracher" : du fond de quelle désolation intime trouve-t-on le goût et la force de s'énivrer ainsi des seuls corps?

C'est ce qu'avait compris, me semble-t-il, Pierre Goldmann, dont l'amour très vif et profond qu'il eut pour cette musique transparaît à plusieurs endroits de ses Souvenirs obscurs : ce qui le poussait à aller l'écouter au fond d'un certain nombre de bars ou de boites troubles, c'était la conviction intime que seulement en de pareils lieux, instablement placés quant à l'ordonnancement social des villes qui les abrite, et donc situés plutôt en lisière ou à la marge de celles-ci, se trouvaient à la fois le signe manifeste de son malaise, et le baume guérisseur qui irait le sauver. Où vont ces corps danser à n'en plus finir? Et quelle danse dansent-ils, quand ils ne dansent pas nécessairement ensemble, quand c'est tout seul que le danseur doit trouver le chemin qui le reconduira à un semblant de sérénité? Les descriptions de Goldman parlent d'une foule qui sait qu'au delà des rencontres singulières qui s'opèrent entre deux corps, c'est le corps de chacun qui poursuit sa route pour son propre compte : c'est alors à l'âme de comprendre la direction d'un semblable impératif, de s'incliner devant son commandement, de deviner que c'est de là seulement qu'une possible issue sera envisagée. Quête métaphysique de la part de l'écrivain, plus que parcours qui se fonderait idéologiquement, ainsi continue de vibrer en nous le texte de cette confession brûlante qu'il écrivit durant son emprisonnement. Mais qu'à intervalles réguliers, l'atmosphère attachée à tel morceau d'Ignacio Pineiro, une évocation d'un rythme sinueux et d'une voix entourée de cuivres sensuels interviennent dans son récit, c'est dire que l'incidence qu'elle eut pour lui fut moins de proposer une scansion à sa vie, une possibilité de reprendre souffle quand la course le laissera épuisé, que de lui offrir un cadre exemplaire où pût se projeter son propre exil intime, aussi radical et insoluble que celui dont nous parlions, et qu'il sut reconnaître comme égal au sien, comme quasi-gémellaire. (A dire vrai, je ne sache pas d'évocation plus émue, en langue française (12), de cette musique. Ne mit-il pas, en exergue à son œuvre, ce vers de Pineiro : el son es lo mas sublime para el alma divertir? C'est avoir tout dit, et compris. La pertinence de cette référence convaincra du moins les connaisseurs, de l'excellence du jugement de l'écrivain, comme de la justesse de ses intuitions : en est la meilleure preuve la précision avec laquelle l'intimité qu'il entretînt avec cette musique l'aura conduit au centre le plus essentiel de son génie.)

Ignacio Pineiro & Septeto Nacional Cubano / suavecito


 (12) Cela dit, bien sûr, sans préjuger d'une recension plus exhaustive. Mais hormis P.Goldman, ou Michel Leiris, je ne connais pas d'autres exemples qui aient confié à l'écrit le soin de restituer au plus juste l'expérience qu'aura constituée pour chacun d'entre eux la rencontre avec cette musique, et d'avoir essayé d'en situer exactement l'authenticité. Pour ce qui est du domaine hispanophone, plutôt que vers Carpentier qui ne se départit pas d'un point de vue d'historiographe, même dans son roman Ecue-Yamba-O, et qui situe à un tout autre niveau son sens des mélanges, comme le montre le final d'Un concert baroque, on se tournera avec intérêt vers un autre cubain, Guillermo Cabrera-Infante, dont le Trois tristes tigres contient une description ironique du cabaret havanais Tropicana et s'avoue comme un hommage complice à la grande époque de cette musique : Cabrera-Infante fait de Beny Moré le protecteur gouailleur de cet univers, ce qui somme toute, correspond assez bien à ce dandy dont la voix canaille, plus que sensuelle, aura imprimé définitivement notre mémoire de certains airs, et auront comme dessiné, avec Ismael Rivera, un idéal-type du rumbero. Pour une approche nettement plus satirique, on se reportera au porto-ricain Luis Rafael Sanchez qui trace avec La rengaine qui déchaine Germaine (La guaracha del macho Camacho) un portrait-charge d'un succès populaire, inscrivant son écriture dans la perspective d'une description mi-distante, mi-complice de son objet, assez proche en cela de ce qu'aura tenté Manuel Puig avec son Plus beau tango du monde.
Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France, Seuil, Paris, 1975
Michel Leiris,  Fourbis (La règle du jeu, II), Gallimard, Paris, 1955.
                               Journal (1922-1989), Gallimard, Paris,1992.
Guillermo Cabrera-Infante : Trois tristes tigres, Gallimard, Paris, 197O.
Alejo Carpentier, Chroniques, Idées-Gallimard, Paris, 1983
                                  Ecue-Yamba-O, Gallimard, Paris,1986
                                   La musique à Cuba, Gallimard, Paris, 1985.
Manuel Puig : Le plus beau tango du monde, Denoël, 1972.
Luis Rafael Sanchez, La rengaine qui déchaîne Germaine, Gallimard, 1991.
Un autre exilé, en la personne de Severo Sarduy, aura également multiplié les références à cet aspect de la vie cubaine, en truffant son texte d'allusions à la musique (notamment avec Ecrit en dansant et Gestes). 


L'esprit de cette musique, ou l'esprit du lieu : tel est ce blues tropical qui envahit l'atmosphère, et qu'il est pourtant si difficile d'en reconnaître la présence, que nous sommes le plus souvent enclin à en refuser la manifestation, ou à en dénier l'existence, lorsque nous nous heurtons à quelques uns de ses signes. Le blues n'est pas réductible à un genre musical, à un lieu, à un moment de l'histoire. Il est le nom moderne d'un antique malaise, il est la voix qui cherche à guérir en s'épanchant, il est cette impossible adhésion à ce qui est et qui va, quand cela nous passe de toutes façons, et que nous n'avons plus la force ou le goût de nous en emparer. Pour sûr, en parlant de blues, l'on songera à d'autres rythmes, à d'autres sonorités, de guitares et d'harmonica, de cordes triturées et qu'un hoquet de la voix accompagne : voix du Sud profond des Etats-Unis, figurant la désolation d'une âme dans la monotonie d'un décor et d'une mélodie. Blues encore rural d'une voix ayant emprunté les chemins vicinaux pour trouver la grand-route, voix d'un blues qui ne se sera pleinement urbanisée qu'en remontant peu à peu vers le Nord, avant de se fondre dans les grandes métropoles à un jazz plus évolué. Tout cela est juste, et vrai, et l'on dira que le blues dont on parle à propos des Tropiques, est tout différent : qu'il est trop rural pour être citadin, que son insertion urbaine est de toutes façons trop récente, trop précaire. Ce n'est pas encore le blues des solitaires : le solitaire appartient à la grande ville moderne, à la métropole développée et industrielle. C'est le blues d'une communauté en mal de racines communes, c'est le blues de l'esseulé dont la condition première est de se sentir privé de tout le reste, même de ce qui lui tient compagnie. Blues du déracinement qui n'a pas encore fait souche, blues de ce qui s'est arraché à un cadre que l'on a continué d'emmener par devers soi, sans parvenir pour autant à l'accrocher. Du reste, serait-il connu et reconnu qu'il ne serait pas pour autant partagé : ce blues est celui qui saisit l'individu au bon milieu de sa communauté, et l'empêche de s'y souder, de s'y fondre, comme de s'unir à sa terre. C'est celui qu'aura saisi magnifiquement Paul Leduc, dans son très beau, et très méconnu "Latino bar". Mais c'est qu'au fond, ce blues n'est ni de la ville ni de la campagne : des faubourgs, peut-être, là où se tiennent ceux qui s'en viennent d'ailleurs, ou qui en repartiront vite, voix de va et vient propres à ceux qui s'accrochent faiblement et fragilement à un univers instable et inhospitalier.

Non, le blues n'est expression authentique que de l'âme, et d'une âme inconfortablement installée dans le mitan des choses et des êtres. C'est pourquoi tout l'esprit de cette musique s'en détourne, faute de pouvoir y asseoir sa confiance. Aussi ne lui reste-t-il qu'à se retourner bien vite vers le corps, et à défaut d'être toujours assuré de persuader celui dont la proximité avec le nôtre permettrait de réchauffer la faible confiance que nous avons en toute chose, à confier au seul des corps que nous pouvons le mieux appréhender, le nôtre, l'unique espoir qui soit à notre mesure : se sentir vivant, et de se sentir en vie, tirer joie et contentement. Alors le remède peut venir : à condition d'avoir préparé l'esprit, et disposé le corps à cette redécouverte. Le son  ainsi n'avance qu'en promettant en effet une guérison, par delà les mots attristants qu'il fait entendre. Car c'est au rythme seul qu'il a confié le soin de nous guérir, ou plus modestement, qu'il propose d'endormir la douleur qui nous retenait au bord de toutes ces images d'un passé et d'un lieu abandonnés, car c'est bien en effet la douleur qu'ils suscitaient en nous qui nous interdisait en même temps de nous en approcher véritablement. Alors oui, doucement peut reprendre le chant sans fin des criquets, et le suave cadencement de l'impair. Mais il y faut les notes qu'un piano, une flûte et un archet asthmatiques savent faire entendre lorsqu'ils ont consenti à l'esprit du blues, qui n'est d'aucun lieu, pour les avoir tous parcourus.

 Alain Ménil le 30 Juin 1993.


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références musicales

- ”suavecito”   Ignacio Pineiro  & Septeto Nacional Cubano
in CD "CUBA: el son es lo mas sublime" ASPIC X 55513 (plage 2)