RETOUR AU LATINO BAR
(Ou quelques notes sur le blues tropical et les meilleurs moyens d'y remédier, recueillis auprès des plus grands maîtres-docteurs en la question.)
"Je voudrais ajouter que si dans cette terre qu'on appelle la patrie, est le père, et que dans la langue c'est la mère qui œuvre, dans ces gestes d'écriture, de lecture, de traductions confrontées dans les miroirs déformants de plusieurs langues, l'exil dont on parle est celui du fils."
Edgardo Cozarinsky, Vaudou urbain - Christian Bourgois - 1985
-I-
"Asi es la vida", "yo quiero morir cantando", "Ave Maria morena", pourquoi fallait-il que tous ces airs continuent de me hanter par delà les mers et qu'ils persistent à se faire entendre, encore que tout avait changé de condition et d'aspect? C'était reconnaître que la raison de mon attachement pour tout un monde que j'ai quitté réside en eux, parce que c'est par eux que j'aurai appris à l'aimer et à le comprendre, et, l'ajouterai-je, que là sans doute se tient ce qu'il aura produit de plus vrai et de plus haut, de plus intense et de plus singulier. Aussi, lorsque l'on a conçu un attachement singulier pour un être, un univers ou une langue, on tient sans doute plus que tout à voir conservée l'image pure et inaltérable de sa singularité, on souhaite la voir demeurer telle qu'elle nous est apparue la première et unique fois où elle s'est révélée dans son authenticité, se gardant de toutes concessions; c'est pourquoi, parlant de musique et de la musique antillaise, je n'associe nullement à ces réminiscences de l'abandon et du départ les airs clicheteux qu'on pouvait me présenter comme venant de chez moi, de mes îles, non plus qu'accepter comme mien tout ce qui prétendait en émaner. Comment aurais-je pu me reconnaître dans ce qui frôle si souvent l'escroquerie, quand ce n'est tout simplement pas le cliché ou la caricature de soi-même? C'est pourquoi je reviens de nouveau sur ce qui me hantait alors: non pas l'imagerie d'un trémoussement symbolisant notre capacité légendaire à nous mouvoir en rythme, non pas cet alliage désespérant de la niaiserie et de l'obscénité, non plus que l'accomplissement des anciennes figures de l'exotisme et qu'on stigmatisait encore il y a peu sous la catégorie de doudouïsme. Non, c'est à tout autre chose que je veux faire allusion, à des airs et des morceaux plus abrupts, plus rigoureux, plus denses aussi, capables de porter en eux le poids d'un monde, la douleur d'une expérience qui soit en même temps singulière et universelle. Question d'ampleur en quelque sorte : c'est à cela, plus qu'à son incontestable diversité, que la musique cubaine doit d'avoir pu jouer pour quelques uns d'entre les antillais, un rôle essentiel dans l'idée qu'ils apprendraient à avoir d'eux-mêmes.
Car autrement, serait-il compréhensible, à nous autres qui aurons traversé combien de fois l'océan, et peut-être même continué à errer à travers terres et mers, le fait d'avoir conservé, dans un coin de la mémoire, le souvenir singulier d'une voix et d'un rythme, l'allure particulière d'un lamento dont on ne sait plus si sa force de conviction doit à son intégrité l'essentiel de sa raison d'être, ou si c'est la situation particulière de celui qui se souvient qui l'amène à retrouver, avec une connivence neuve et peut-être infiniment plus juste qu'originairement, la vérité qui sommeille en tous ces chants, et qui les réunit en une seule et unique plainte, celle d'un exilé natif, -exilé par nécessité, par vocation et par dilection? C'était, en effet, la complexité d'un tel sentiment que j'apprenais à découvrir par le biais de ces rappels musicaux, et qui me les faisait envisager, non plus comme passe-temps ou comme musique d'ambiance, mais comme ce qui était porteur d'une expérience humaine fondamentale, en laquelle pouvait se reconnaître quiconque n'a pu totalement faire sienne une terre de hasard et de fortune (de misfortune ajouterait l'anglais). Parce qu'il se sait toujours en partance, de ne pouvoir se tenir totalement là où tout paraît pourtant l'assurer d'un sentiment plus vivace d'enracinement, celui qui éprouve un tel sentiment d'exil en pressent bien plus clairement qu'on ne le soupçonne ce qu'il a d'unique. Parce qu'il n'est pas celui que les circonstances ont imposé momentanément à un individu, et qui amènent celui-ci en effet à composer avec le sort, l'exil dont je veux parler doit à une caractéristique particulière son impénétrable étrangeté. Du reste, cela l'assure d'une conviction résolue, indéracinable : celle de ne jamais pouvoir disparaître, lors même qu'on serait en tous points assuré d'être revenu chez soi, protégé par la rencontre effective d'un lieu et d'une naissance.
Que la musique soit liée au sentiment de l'exil, c'est assez fréquent; et l'on trouverait ailleurs d'autres exemples appropriés à cette couleur de l'existence. Que la musique soit propice à la mélancolie, ou qu'elle lui soit vouée, cela aussi est connu; mais ce que je devais à la musique antillaise, et plus particulièrement, à celle émanant des îles hispanophones, c'était de trouver incarnée dans la ligne du chant, la forme même de l'exil que j'éprouvais, non pas parce que j'aurais été momentanément extrait de mon territoire natal, mais parce que je me sentais, tout partout où je pouvais me trouver, dans cette insoupçonnable distance qui nous sépare des lieux et des choses, et qui nous fait perpétuellement être en exil de nous-mêmes. Ce que j'apprenais à découvrir au travers de ces chants, c'était que ce sentiment n'apparaissait pas à la suite d'un événement ou d'un fait (le bateau qui emporte mon cœur, la route que je prends et qui me sépare définitivement de toutes mes attaches, etc), mais qu'il régnait depuis toujours, qu'il était l'incarnation même de l'existence en ces lieux, qu'il avait donnée à celle-ci sa forme, sa texture, son accent. Sans doute y régnait-il sourdement, et de telle sorte que beaucoup d'entre nous l'ignoraient et continuent pompeusement de n'en rien savoir; mais il savait se faire reconnaître de ceux qui le connaissaient suffisamment pour l'éprouver comme une évidence intime.
Ce que j'apprenais à découvrir, c'est-à-dire à identifier, au travers de cette musique, c'était donc un sentiment tout particulier : celui d'être en exil soi-même où que l'on se trouve, même chez soi, puisque c'est à tort qu'on considère comme son chez-soi une terre à laquelle on n'a pu accéder qu'arrachés violemment à ce qui aurait pu tenir lieu de territoire commun, aux ancêtres comme aux nouveaux-venus. La traite des esclaves ne se réduit pas à un déplacement de populations, pas plus qu'elle ne saurait se laisser circonscrire entre deux dates historiques : elle se perpétue par delà la pratique historiquement attestée, dans la mémoire de ceux qui en seront les tragiques héritiers, au titre d'un arrachement inguérissable, et d'une impossible identification à un univers qui puisse légitimement être dit sien. Mais pour cela, il faudrait un peu plus que cette assignation à un territoire reçu en héritage, et dont l'héritage signifie essentiellement la sanction d'un malheur originel. Une condition essentielle n'a pu être remplie : que la communauté ainsi déplacée pût, dans la conquête de sa propre émancipation, obtenir une image de soi réconciliée avec elle-même.
C'est pourquoi tout exil n'est pas identique; et toute errance non plus. L'exil antillais en cela n'a rien de comparable avec l'errance du voyageur solitaire, qui va à pied par champs et par monts. On n'y entendra pas l'ostinato de la marche que le voyageur schubertien entreprend dans la neige d'un éternel hiver; on ne saurait y découvrir non plus l'errance infinie qu'un paysage à l'horizontalité définitive permet : aussi l'exil dont je parle trouve-t-il moins à s'incarner immédiatement sous des paysages ou des décors appropriés. Au demeurant, peu de description de voyages, peu de projections mentales sur un décor. La Nature n'est pas plus muette aux Antilles qu'ailleurs; mais elle n'invite pas aux projections de l'âme humaine. Aussi est-elle singulièrement absente de cette musique, hormis les comparaisons conventionnelles empruntées à une poésie surannée et de pacotille, qui n'aura retenu de ses observations que fort peu - et ce peu est bien peu vraisemblable : la rose, la colombe, ou le rossignol; pour une vision véritable de la nature, on repassera. Les quelques rares éléments empruntés au paysage sont indissociablement liés à l'expérience humaine : le morne que l'on arpente, la mer, le champ à cultiver, tous rappellent à un être humain sa tâche, celle d'accomplir son labeur d'homme. Les décors sont d'ailleurs moins naturels que sociaux, marqués du sceau terrible de l'histoire ou de la vie sociale : el barracon, el mayoral, el canaveral, ces mots ne dessinent une géographie des lieux que parce qu'ils sont avant tout marqués de l'infamie de l'histoire humaine. Ils n'évoquent des situations que parce qu'ils sont terriblement affectés par les conditions de chacun : grattez un peu sous le poli des mots, et ce sera toujours la même scène archaïque qui se dessinera, celui du malheur d'être né ainsi .
Y aurait-il parfois entre le Wanderer sans bagages du romantisme allemand et le guajiro un seul point de rencontre que celui-ci ne proviendrait que d'une désolation intime, -celle qui préside à la contemplation des plus grandes dévastations, celle qui règne dans l'âme esseulée de tout-, et non à la gémellité de l'expérience (1). L'errance du premier est celle de qui se sait privé de toute attache : c'est le monde qui apparaît déshabité; peut-être pour l'avoir privé d'un site affectivement déterminé, consolateur et protégé? L'errance qu'on apprend à reconnaître dans les chants antillais est d'une autre tonalité : elle est celle qui ne peut s'attacher à un lieu, faute de pouvoir se dire d'un endroit précis; y en aurait-il un -il faut bien être né quelque part - que le rappel ému qui en serait fait sera toujours hanté d'un sentiment d'exil plus profond, comme si, en deçà de toute assignation à un lieu originel précis, demeurait particulièrement vivace le pressentiment que ce dernier, tout occasionnel, n'est que le paravent trompeur destiné à masquer un arrachement toujours plus radical : celui qui nous prive en fait de la conviction intime de pouvoir nous originer en un point précis, et reconnu comme sien. C'est pourquoi, du fait même de la multiplicité des influences musicales, il y a toujours dans les airs cubains, cette rémanence d'un ailleurs qui se révèle en fait être le nulle part de chacun, qui conduit cette musique à se faire l'écho d'une universelle errance : ainsi d'une réminiscence de voix flamenco, qui confère à certains chants une parenté certaine avec les voix gitanes du sud de l'Espagne. Ainsi des évocations inspirées de la musique arabe, qui donnent à certains des meilleurs morceaux de Lecuona l'allure d'un chant qui aurait traîné de par le monde le sentiment universel de son déracinement : en ce sens, Tabou, Canto indio, Hindou sont moins ces fantaisies que l'exotisme des années trente affectionnait, que la prescience toute musicale d'un universel de l'errance. Le métissage n'est donc pas seulement un phénomène de rencontre, d'association et de combinaison entre des pôles distincts (ethniques, physiques, culturels, etc). En se réalisant, il affecte jusqu'aux composantes originelles elles-mêmes, qui continuent certes d'exister, et d'être en ce sens reconnaissables; mais aucune ne se survit dans l'état où elle se trouvait originairement, aucune ne se perpétue avec la calme et tranquille affirmation de sa propre identité.
(1) Cette référence à Schubert, je la lançais d'abord par pure hypothèse, me contentant des lois de l'affinité et du principe de sympathie. Cependant, il lui manquait un fondement dans la musique que j'évoque ici-même; je l'ai trouvé plus tard, en assistant à la projection de Barroco, la remarquable adaptation du Concert baroque d'Alejo Carpentier que Paul Leduc a réalisée pour le cinéma, et où il fait entendre successivement Ständchen, un lied tiré de l'ultime cycle schubertien, le Chant du cygne (Schwangesang), probablement interprété par Fiescher-Dieskau, puis sa transcription en danzon, sous le titre de Serenata. Outre l'extraordinaire justesse que le commentaire musicale imprime aux images du film, la désolation du lied accompagne les images d'esclaves entassés dans les soutes des navires négriers; et c'est sous la forme du danzon que la vie ayant repris ensuite ses droits, la célébration grandiose de la vie qu'appelle ce rythme tant soit peu solennel autorise peut en effet s'avouer. Mais non sans s'être au préalable teintée de cette mélancolie sourde, nuance impalpable aux oreilles distraites, mais patentes à qui sait écouter l'universel lamento humain.
Abelardo Barroso / la hija de Juan Simon
On s'en convaincra en écoutant La hija de Juan Simon, interprétée par Miguelito Cuni et l'orquestre d'Abelardo Barroso : le chant emprunte très ostensiblement aux mélopées arabes dont le chant espagnol, plus précisément andalou, aura été lui-même affecté. La rythmique est par contre antillaise, -c'est-à-dire d'origine africaine. Mais la rencontre de ces deux sources, contribuant à faire naître un genre nouveau, ne peut se laisser décomposer ou ramener à l'addition de deux voies musicales distinctes. Chacune ne se survit qu'affectée d'une sorte de déterritorialisation, où précisément se fait entendre ce sentiment que nous tentons à présent de décrire. Car ce n'est pas là un exemple isolé, qui hériterait des particularités d'une voix la tonalité singulière de son chant. D'autres nous en auront donné à entendre d'équivalents : de ces voix qui avancent en hésitant, qui s'élèvent lentement et avec une apparence de maladresse, comme si le timbre était quelque peu faux, quelque peu décalé par rapport à la tonalité générale de la ligne mélodique. Ou, lorsqu'il est manifestement plus assuré, la voix tarde cependant à prendre son plein essor, car elle doit successivement être allée puiser aux graves de la terre, puis aux aigus aériens, la totalité de ses timbres pour ensuite être pleinement l'âme de ces lieux, le porte-parole d'une communauté qui toute entière se tient là, et fait entendre, rappel des tambours compris, ce qu'y signifie cette manière là qu'elle a de mener son existence. Voix dont la force provient de la fébrile fragilité, voix qui se brisent vers l'aigu, ou qui savent s'enfoncer au fin fond d'une descente vers le grave des tambours qui battent derrière : il est clair qu'on les retrouve un peu partout dans l'espace antillais.
Dolor Velo / ti fi la ou te
Un Dolor Velo, en Guadeloupe, la connaît bien, lui qui ne fait partir la cadence de son air qu'après avoir rameuté la cour des tambouyè, et parcouru toute l'amplitude de son timbre avant de venir croiser l'air avec la clarinette. Voix du reste si particulières que la répartition des timbres est-elle même surprenante, presqu'androgyne le plus souvent, -voix de tête pour les hommes, qui les font capables d'un aigu que les femmes donnent rarement l'occasion d'entendre, comme si celles-ci avaient dû assécher leur timbre, ou le poitriner, au point de donner le change, et d'entamer certains des lamentos d'un timbre sourd et grave qu'on attribuerait plus aisément à l'homme.
Trouver ainsi la voix de la désolation nue : exercice salutaire qui nous vaut de nous être promenés au travers des chants du monde, de l'avoir entendue chez tel baryton dont la voix vieillie l'entraîne insensiblement vers les profondeurs géologiques de la basse, donnant ainsi aux dernières notes du cycle fameux de Schubert la couleur détimbrée qui convient aux paysages de l'au-delà, ou ailleurs, dans telle voix du Brésil ou de Turquie, ou précisément autour de la Caraïbe, chez la mexicaine Chavela Vargas, chez la cubaine Maria Teresa Vera, - sans doute l'une des rares chanteuses à avoir fait entendre la plénitude de la vie jusque dans ce qu'elle a de plus intimement désespéré, par delà même toute expérience de la douleur, parce que c'est la simple joie d'être-là qui se suffit, et qui suffit donc au chant. A condition toutefois de pouvoir encore être là : ainsi est la vie que je ne peux vouloir la vivre qu'en chantant, si seulement de la chanter, la vie me donne encore la force et de vivre et de chanter, voilà ce que nous dit cette voix râpée au rhum et au cigare, et qui s'élance par delà son orquestre au son de crécelle merveilleusement accordé à son timbre désenchanté : écoutez donc ses "Lagrimas negras" ou son "Eso no es na", où mort et vie se donnent rendez-vous à la pointe du présent, où c'est la mort qu'il faut entendre dans les notes de vie qu'elle lance, et où c'est la vie qui se donne encore à goûter lors même qu'elle nous parle de douleur et de souffrance.
Maria Teresa Vera / No es na
Amertume n'est pas le mot qui convient à un tel sentiment : d'une part il est trop fort, et au fond, il correspond à un sentiment erroné, l'équivalent en quelque sorte d'un contre-sens qu'on commettrait sur l'interprétation à avoir de l'existence. Non. Même lorsque le narrateur reparcourt la totalité de son existence et tente le bilan de la courbe qu'elle dessine, comme dans ce "Asi es la vida" que chante Mario Recio, le chant ne cède pas à la tentation rageuse de venir déchirer cela seul qui reste à vivre, et d'où se tire le seul sentiment véritablement satisfaisant, -celui de continuer de vivre (2). Il s'agit donc d'un désespoir particulier, celui de ne pouvoir totalement adhérer à la vie qui se donne là, et qu'il nous faut quand même vivre, quand vivre ainsi n'est pas exactement la forme même qu'on aurait souhaité donner à son existence. Blessure incautérisable qu'un tel sentiment, mais qui ne se transforme pas en imprécations pleines de ressentiment, -ce à quoi invite en effet l'amertume. Paradoxalement, l'amertume, qui ne cesse d'inviter à dresser les comptes les plus tristes qui soient, confie en même temps sa pleine et totale confiance dans l'ordre même des choses : en accusant alors la vie, ou les autres, de n'avoir pas permis à son existence d'être pleinement heureuse, l'amertume confie malgré soi qu'il en aurait pu aller malgré tout ainsi, si seulement... Rien de tel dans les morceaux dont nous parlons : ni amertume, ni ressentiment. C'est qu'il n'y a pas eu, pour les esclaves, de si seulement.
(2) Véritablement caractéristique de ce rapport à la vie, comme le montrent les paroles de la chanson : le bilan accablé qui est fait de la vie ("Asi es la vida rigor/La implacable intransigencia/Pero siempre una experiencia/(...)Que triste es sentir si amarrado/Un color que no se siente/Y vivir amargamente/El corazon destrozado") conduit à une affirmation d'une toute autre tonalité : "goza, baila y canta/con mi guaguanco", refrain qui répond obstinément au lamento que le soliste poursuit de son côté. Et c'est précisément du balancement entre le constat sinistre qui pourrait se perpétuer à l'infini, et cet impératif catégorique qui s'énonce affectueusement que naît l'impossibilité d'enfermer de tels constats dans une pathétique de l'amertume.
Maria Teresa & Trio Matamoros / Lagrimas Negras
Aussi, faute de cette adhérence à la vie, ne peut-on que tenter de s'en approcher au plus près, ce qui confère ainsi au chant le pouvoir de célébrer celle-ci depuis les confins les plus reculés, de glisser jusque dans la célébration de l'instant la pointe inquiète de qui en sait toujours plus. Il faut avoir entendu Maria Teresa Vera chanter le refrain, -yo no quiero llorar, yo no quiero sufrir, aunque me fué de morir-, avec cette vitalité de l'extrême urgence, de sorte que si la mort est certes encore préférable à ce vivir sufriendo dont toute la musique se veut l'expression, en même temps que l'exorcisme, on sera malgré tout allé puiser au fond des ultimes ressources dont la vie se sait être capable la force de pouvoir le faire encore une fois , -quoi? mais chanter et danser tout simplement. Expression de l'urgence, de ce qu'il y a de proprement urgent dans la vie : la vie elle-même, -comme invite à l'entendre la soudaine accélération du tempo que le rythme subit après le premier refrain. Même si l'on sait que cette vie est toujours à double sens, à double entente, à double valence, pareils éloges de la vie ne sont pas ambigus en ce qu'ils contiendraient la conscience de son amphibologie (la vie comme puissance destructrice, force inhumaine plus forte que tout, union cosmique de l'être et du néant, inintelligible à notre propre mesure, etc); bien au contraire : rien de plus décidé que l'allant de cette musique quand elle entend précisément, par delà le naufrage absolu qui est constaté, nous redonner cette force qui nous fait défaut, et nous permettre de persister.
Persister, même quand tout s'est délité. Un tel sentiment est intimement lié à la conscience d'un exil intérieur : s'il n'y a pas d'adhérence à la vie, mais tout simplement adhésion du vivant à la vie qui va, son contentement, ou sa consolation ne proviennent nullement d'une conscience qui se saurait enracinée. Il n'est donc pas non plus consécutif à une projection, un déport; rien en lui ne témoignera de la course sans fin des marins partis en lointaine mer, et qui se raccrochent à l'idée d'un point privilégié du monde, où toutes les attaches seraient nouées, amour, ancêtres et descendance mêlés, assurant au devenir humain sa certitude de fonder. Non qu'il n'y soit jamais question de bateaux, de courses au lointain, ou d'un lointain dont on s'est éloigné, mais auquel tout ramènerait. Mais les chansons dont nous parlons ne traitent du voyage que sous la forme d'un départ: c'est le départ qui vaut pour le voyage, car entre le voyage et la sédentarité, la différence est nulle si elle nous vaut d'être toujours là en exil de nous-mêmes. "Dîme adios, carinito, me voy de Cuba" : même si c'est plus euphoriquement que d'autres rumbas annoncent le voyage, -ainsi en est-il de "Para vigo me voy" ou de "Panama", la voix y laisse entendre le plus souvent que je suis toujours ailleurs, où que je sois, car c'est toujours d'ailleurs que je viens, sans jamais rejoindre où que j'aille un chez-moi salutaire. Alors bien sûr, le rythme enjôleur, et les couleurs éclatantes du départ donnent à ces rendez-vous un petit air de fête : exactement comme celui qui entouraient l'annonce de l'arrivée des bateaux, ou de leur départ, lorsque le trafic maritime était encore régulier et essentiel à l'économie d'un univers insulaire. Mais par delà les gris-gris ostentatoires de l'euphorie et de la joie, -ce que sont également maracas et autres instruments d'accompagnement-, c'est toujours au travers d'une pointe mélancolique que s'annonce le départ. C'est que le voyage consiste essentiellement en un va et vient. Aucun des points égrenés par la chanson ne peut figurer précisément le havre salutaire où s'enraciner et prospérer soient également possible et souhaitable. De fait, les seuls points qui apparaîtraient sur cette "carte du tendre territorial" figurée par ces chansons, Matanzas, Borrinquen, Pinar del Rio, La Habana, Camaguey, etc, témoignent moins d'un attachement réel à une géographie identitaire, que d'une conscience déchirée, et partagée, entre la connaissance de son origine (celle-ci, toujours nommée figure bien un point singulier sur la carte d'une vie, ne serait-ce que sous la forme d'un lieu de naissance), et la conviction que celle-ci, aussitôt que nommée, est pour toujours perdue : car si c'est de Matanzas ou d'ailleurs que la voix tire la raison de son attachement à un pôle d'identification affectivement circonscrit, elle le fait toujours depuis l'ailleurs où sa vie, cette course sans but, l'a emmenée (3).
(3) Voir sur ce point les "biographies" musicales en quoi consistent certaines des meilleures chansons de Celia Cruz : de Pinar del Rio à Rinkinkalla, en passant par Sabroso son cubano et Dulce habanera. Si dans cette dernière, l'identification de la chanteuse avec son pays est attestée, on remarquera néammoins qu'elle excède toute origine localisable, puisque elle se confond avec tous les hauts lieux que Cuba compte. Ces lieux du reste n'ont d'existence que musicale : la salsera qu'elle revendique d'être ne se comprend pleinement que dans l'extension infinie d'une voix qui aura tout traversé de son pays, jusqu'à se confondre avec tout un continent. Avec Rinkinkalla, la question du métissage compte plus que le fait de savoir de qui l'on est né : "Para esta mulata/ No hay cuento que valga/Rinkinkalla /Yo nacio en la Habana vieja/Me crio la tia Teresa/Mi padre fue blanco claro/Mi madre no se quien era" : le statut plus que la filiation détermine un mode d'appartenance au monde qui ne peut précisément compter sur l'identification totale d'un homme à son territoire ("Por eso son morena") Car son identité passera précisément par une réappropriation du passé ancestral, transmis dans la langue des tambours et des invocations religieuses. L'"ouverture" de la chanson, sous la forme d'une invocation rituelle, fournit à elle seule le paradigme de ce rapport à un savoir plus ancien, à un savoir qui ne se sait pas: "Para la gente que no sabe/ Rinkinkalla"
Aussi bien les voyages ressemblent-ils plutôt à la trace d'une course dont je me contenterais de figurer l'épure, ou d'en suivre simplement la trace, grâce à l'écume que le sillage imprime à la surface des eaux. Pour ces terres bordées de toutes parts, l'océan est sans fin et sans fond; du reste, il n'y a jamais eu pour elles qu'une terre, une seule, inscrite dans la mémoire de ceux qui auront été esclaves, celle mythique dont la traite les aura dépossédés, et qui se survivra, non comme un port à reconquérir, mais comme un lieu que l'on protège d'autant mieux qu'on le sait tapi en son cœur et son corps, parce qu'il n'a pas à trouver place effective de par le monde. C'est pourquoi il s'agit d'un exil singulier, lorsque c'est les dieux qui d'eux-mêmes s'en sont exilés, et qu'ils survivent sous la forme d'une secrète protection tutélaire, hantant l'esprit comme celui-là hante les lieux, sous la forme d'un vagabondage et d'une errance indéfectibles. Du reste, l'on aura beau faire, mais les cultes conservés secrètement se sont eux aussi repliés en d'étranges territoires, et c'est secrètement qu'ils en parviennent : même lorsque la musique les invoque, c'est précisément sous la forme d'un appel lancé aux plus lointaines des régions sacrées, -en un point primordial qui n'entretient précisément pas d'attache privilégiée avec une partie quelconque du globe. Chango, Ochun, Yemaya, dieux qui appartenez à Cuba ou au Brésil, il importe peu de savoir où vous officiez quand c'est d'abord dans la voix qui vous appelle que vous apparaissez magiquement énigmatiques, superbement inconnus, et qu'une formule rituelle, dont on chercherait vainement auprès de celui qui la retranscrit du fond de sa mémoire impersonnelle le sens littéral, se trouve attachée néammoins à votre emblème, -Cabio sile yeyeo, cabio sile mato (4)-: ce n'est rien d'autre que l'attache d'un fil indéfiniment évidé et déroulé. Que celui-ci soit incassable pour qui en tient le cours de son chant inaltérable, en atteste du fait la qualité singulière de son inflexion, -le timbre requis étant celui grave et profond qui est allé puiser au centre de la terre le poids de fer et de cuivre nécessaire à cette alliance secrète, constitutive de son alliage. Formules, à qui veut proprement parler, errantes, et qu'on retrouve peu ou prou en des chants très différents, épelées en des circonstances très variables, pour marquer juste ce que la continuité d'un exil fondamental imprime à la conscience commune d'un peuple, au point de jouer comme instance fondatrice : Celia Gonzalez, Rutilio Dominguez, tout comme Celia Cruz, auront consacré quelques uns de leurs plus beaux enregistrements à l'exaltation de ces chants de la santeria, et à leur perpétuation dans une conscience collective nullement à l'abri des soubresauts et des vicissitudes de l'histoire.
(4) Formule présente dans de nombreux airs d'inspiration santeria, et d'abord dans celui, éponyme, Cabio Sile. La formule retranscrite ici apparaît dans plusieurs versions (par exemple, Gina Martin l'emploie avec l'orchestre de Chappottin); des variantes auront été observées ("Cabio sile yeyeo/Cabio sile Chango" dans le Memoria a Chano de Perez Prado).
Celia Cruz / Guede Zaina
Et l'on pourrait en dire de même de ce qui transparaît d'un créole haïtien dans certains chants de Cuba : ainsi ce "Guede Zaina" où le refrain est celui d'esclaves fugitifs qui scandent seulement la terreur que la persécution a imprimée en leur âme -yo fè complo pou yo crié mwen, woï woï woï - et que les chanteurs reprennent à la mémoire commune sans en saisir la signification exacte, même si l'on croit deviner qu'ils en possèdent intuitivement l'intelligence visionnaire. Ainsi de telle formule rituelle qu'on surprend en plusieurs morceaux (et où l'on croit reconnaître aussi un reste de ce créole qui fut parlé au sud de Cuba par ceux qui provenaient d'Haïti), sans toutefois pouvoir s'en assurer, puisque ceux que l'on a interrogés à ce sujet demeurent muets, -ainsi de ce Papa'w di cà qu'on croit deviner au fond de certaines invocations, en conclusion de l'appel tutélaire à Chango et qui apparaît précisément à la manière même dont certaines formules du culte de la santéria ont été arrachées aux langues perdues de l'Afrique: tels des fétiches rappelés par des voix qui en ignorent le sens, les mots sont repris pour la valeur rituelle qu'ils emportent avec eux, se survivant d'autant mieux comme emblème d'un exil que cet exil n'a jamais cessé d'être, n'a peut-être jamais commencé d'exister, -a donc toujours été pour ceux qui échouèrent là, déboussolés, arrachés par la force du rapt et la violence des razzias incessantes d'antan.
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références musicales
- ”La hija de Juan Simon” interprété par Miguelito Cuni et l'orquestre d'Abelardo Barroso
in LP "El sonero immortal" RRas Records 10-10 Series 00598
- ”Ti fi la ou té madam” Dolor Velo (Guadeloupe)
- ”Eso no es esa” chanté par Maria Teresa Vera (compositeur : Graciáno Gomez)
CD Maria Teresa vera EGREM CD 0033 - 1990
- ”Lagrima negras” chanté par Maria Teresa Vera
CD Maria Teresa vera EGREM CD 0033
- ”Guede Zaina" par Celia Cruz
LP "homenaje a los santos / Celia Cruz" SEECO SCLP 9269 - 1975
(Ou quelques notes sur le blues tropical et les meilleurs moyens d'y remédier, recueillis auprès des plus grands maîtres-docteurs en la question.)
"Je voudrais ajouter que si dans cette terre qu'on appelle la patrie, est le père, et que dans la langue c'est la mère qui œuvre, dans ces gestes d'écriture, de lecture, de traductions confrontées dans les miroirs déformants de plusieurs langues, l'exil dont on parle est celui du fils."
Edgardo Cozarinsky, Vaudou urbain - Christian Bourgois - 1985
-I-
"Asi es la vida", "yo quiero morir cantando", "Ave Maria morena", pourquoi fallait-il que tous ces airs continuent de me hanter par delà les mers et qu'ils persistent à se faire entendre, encore que tout avait changé de condition et d'aspect? C'était reconnaître que la raison de mon attachement pour tout un monde que j'ai quitté réside en eux, parce que c'est par eux que j'aurai appris à l'aimer et à le comprendre, et, l'ajouterai-je, que là sans doute se tient ce qu'il aura produit de plus vrai et de plus haut, de plus intense et de plus singulier. Aussi, lorsque l'on a conçu un attachement singulier pour un être, un univers ou une langue, on tient sans doute plus que tout à voir conservée l'image pure et inaltérable de sa singularité, on souhaite la voir demeurer telle qu'elle nous est apparue la première et unique fois où elle s'est révélée dans son authenticité, se gardant de toutes concessions; c'est pourquoi, parlant de musique et de la musique antillaise, je n'associe nullement à ces réminiscences de l'abandon et du départ les airs clicheteux qu'on pouvait me présenter comme venant de chez moi, de mes îles, non plus qu'accepter comme mien tout ce qui prétendait en émaner. Comment aurais-je pu me reconnaître dans ce qui frôle si souvent l'escroquerie, quand ce n'est tout simplement pas le cliché ou la caricature de soi-même? C'est pourquoi je reviens de nouveau sur ce qui me hantait alors: non pas l'imagerie d'un trémoussement symbolisant notre capacité légendaire à nous mouvoir en rythme, non pas cet alliage désespérant de la niaiserie et de l'obscénité, non plus que l'accomplissement des anciennes figures de l'exotisme et qu'on stigmatisait encore il y a peu sous la catégorie de doudouïsme. Non, c'est à tout autre chose que je veux faire allusion, à des airs et des morceaux plus abrupts, plus rigoureux, plus denses aussi, capables de porter en eux le poids d'un monde, la douleur d'une expérience qui soit en même temps singulière et universelle. Question d'ampleur en quelque sorte : c'est à cela, plus qu'à son incontestable diversité, que la musique cubaine doit d'avoir pu jouer pour quelques uns d'entre les antillais, un rôle essentiel dans l'idée qu'ils apprendraient à avoir d'eux-mêmes.
Car autrement, serait-il compréhensible, à nous autres qui aurons traversé combien de fois l'océan, et peut-être même continué à errer à travers terres et mers, le fait d'avoir conservé, dans un coin de la mémoire, le souvenir singulier d'une voix et d'un rythme, l'allure particulière d'un lamento dont on ne sait plus si sa force de conviction doit à son intégrité l'essentiel de sa raison d'être, ou si c'est la situation particulière de celui qui se souvient qui l'amène à retrouver, avec une connivence neuve et peut-être infiniment plus juste qu'originairement, la vérité qui sommeille en tous ces chants, et qui les réunit en une seule et unique plainte, celle d'un exilé natif, -exilé par nécessité, par vocation et par dilection? C'était, en effet, la complexité d'un tel sentiment que j'apprenais à découvrir par le biais de ces rappels musicaux, et qui me les faisait envisager, non plus comme passe-temps ou comme musique d'ambiance, mais comme ce qui était porteur d'une expérience humaine fondamentale, en laquelle pouvait se reconnaître quiconque n'a pu totalement faire sienne une terre de hasard et de fortune (de misfortune ajouterait l'anglais). Parce qu'il se sait toujours en partance, de ne pouvoir se tenir totalement là où tout paraît pourtant l'assurer d'un sentiment plus vivace d'enracinement, celui qui éprouve un tel sentiment d'exil en pressent bien plus clairement qu'on ne le soupçonne ce qu'il a d'unique. Parce qu'il n'est pas celui que les circonstances ont imposé momentanément à un individu, et qui amènent celui-ci en effet à composer avec le sort, l'exil dont je veux parler doit à une caractéristique particulière son impénétrable étrangeté. Du reste, cela l'assure d'une conviction résolue, indéracinable : celle de ne jamais pouvoir disparaître, lors même qu'on serait en tous points assuré d'être revenu chez soi, protégé par la rencontre effective d'un lieu et d'une naissance.
Que la musique soit liée au sentiment de l'exil, c'est assez fréquent; et l'on trouverait ailleurs d'autres exemples appropriés à cette couleur de l'existence. Que la musique soit propice à la mélancolie, ou qu'elle lui soit vouée, cela aussi est connu; mais ce que je devais à la musique antillaise, et plus particulièrement, à celle émanant des îles hispanophones, c'était de trouver incarnée dans la ligne du chant, la forme même de l'exil que j'éprouvais, non pas parce que j'aurais été momentanément extrait de mon territoire natal, mais parce que je me sentais, tout partout où je pouvais me trouver, dans cette insoupçonnable distance qui nous sépare des lieux et des choses, et qui nous fait perpétuellement être en exil de nous-mêmes. Ce que j'apprenais à découvrir au travers de ces chants, c'était que ce sentiment n'apparaissait pas à la suite d'un événement ou d'un fait (le bateau qui emporte mon cœur, la route que je prends et qui me sépare définitivement de toutes mes attaches, etc), mais qu'il régnait depuis toujours, qu'il était l'incarnation même de l'existence en ces lieux, qu'il avait donnée à celle-ci sa forme, sa texture, son accent. Sans doute y régnait-il sourdement, et de telle sorte que beaucoup d'entre nous l'ignoraient et continuent pompeusement de n'en rien savoir; mais il savait se faire reconnaître de ceux qui le connaissaient suffisamment pour l'éprouver comme une évidence intime.
Ce que j'apprenais à découvrir, c'est-à-dire à identifier, au travers de cette musique, c'était donc un sentiment tout particulier : celui d'être en exil soi-même où que l'on se trouve, même chez soi, puisque c'est à tort qu'on considère comme son chez-soi une terre à laquelle on n'a pu accéder qu'arrachés violemment à ce qui aurait pu tenir lieu de territoire commun, aux ancêtres comme aux nouveaux-venus. La traite des esclaves ne se réduit pas à un déplacement de populations, pas plus qu'elle ne saurait se laisser circonscrire entre deux dates historiques : elle se perpétue par delà la pratique historiquement attestée, dans la mémoire de ceux qui en seront les tragiques héritiers, au titre d'un arrachement inguérissable, et d'une impossible identification à un univers qui puisse légitimement être dit sien. Mais pour cela, il faudrait un peu plus que cette assignation à un territoire reçu en héritage, et dont l'héritage signifie essentiellement la sanction d'un malheur originel. Une condition essentielle n'a pu être remplie : que la communauté ainsi déplacée pût, dans la conquête de sa propre émancipation, obtenir une image de soi réconciliée avec elle-même.
C'est pourquoi tout exil n'est pas identique; et toute errance non plus. L'exil antillais en cela n'a rien de comparable avec l'errance du voyageur solitaire, qui va à pied par champs et par monts. On n'y entendra pas l'ostinato de la marche que le voyageur schubertien entreprend dans la neige d'un éternel hiver; on ne saurait y découvrir non plus l'errance infinie qu'un paysage à l'horizontalité définitive permet : aussi l'exil dont je parle trouve-t-il moins à s'incarner immédiatement sous des paysages ou des décors appropriés. Au demeurant, peu de description de voyages, peu de projections mentales sur un décor. La Nature n'est pas plus muette aux Antilles qu'ailleurs; mais elle n'invite pas aux projections de l'âme humaine. Aussi est-elle singulièrement absente de cette musique, hormis les comparaisons conventionnelles empruntées à une poésie surannée et de pacotille, qui n'aura retenu de ses observations que fort peu - et ce peu est bien peu vraisemblable : la rose, la colombe, ou le rossignol; pour une vision véritable de la nature, on repassera. Les quelques rares éléments empruntés au paysage sont indissociablement liés à l'expérience humaine : le morne que l'on arpente, la mer, le champ à cultiver, tous rappellent à un être humain sa tâche, celle d'accomplir son labeur d'homme. Les décors sont d'ailleurs moins naturels que sociaux, marqués du sceau terrible de l'histoire ou de la vie sociale : el barracon, el mayoral, el canaveral, ces mots ne dessinent une géographie des lieux que parce qu'ils sont avant tout marqués de l'infamie de l'histoire humaine. Ils n'évoquent des situations que parce qu'ils sont terriblement affectés par les conditions de chacun : grattez un peu sous le poli des mots, et ce sera toujours la même scène archaïque qui se dessinera, celui du malheur d'être né ainsi .
Y aurait-il parfois entre le Wanderer sans bagages du romantisme allemand et le guajiro un seul point de rencontre que celui-ci ne proviendrait que d'une désolation intime, -celle qui préside à la contemplation des plus grandes dévastations, celle qui règne dans l'âme esseulée de tout-, et non à la gémellité de l'expérience (1). L'errance du premier est celle de qui se sait privé de toute attache : c'est le monde qui apparaît déshabité; peut-être pour l'avoir privé d'un site affectivement déterminé, consolateur et protégé? L'errance qu'on apprend à reconnaître dans les chants antillais est d'une autre tonalité : elle est celle qui ne peut s'attacher à un lieu, faute de pouvoir se dire d'un endroit précis; y en aurait-il un -il faut bien être né quelque part - que le rappel ému qui en serait fait sera toujours hanté d'un sentiment d'exil plus profond, comme si, en deçà de toute assignation à un lieu originel précis, demeurait particulièrement vivace le pressentiment que ce dernier, tout occasionnel, n'est que le paravent trompeur destiné à masquer un arrachement toujours plus radical : celui qui nous prive en fait de la conviction intime de pouvoir nous originer en un point précis, et reconnu comme sien. C'est pourquoi, du fait même de la multiplicité des influences musicales, il y a toujours dans les airs cubains, cette rémanence d'un ailleurs qui se révèle en fait être le nulle part de chacun, qui conduit cette musique à se faire l'écho d'une universelle errance : ainsi d'une réminiscence de voix flamenco, qui confère à certains chants une parenté certaine avec les voix gitanes du sud de l'Espagne. Ainsi des évocations inspirées de la musique arabe, qui donnent à certains des meilleurs morceaux de Lecuona l'allure d'un chant qui aurait traîné de par le monde le sentiment universel de son déracinement : en ce sens, Tabou, Canto indio, Hindou sont moins ces fantaisies que l'exotisme des années trente affectionnait, que la prescience toute musicale d'un universel de l'errance. Le métissage n'est donc pas seulement un phénomène de rencontre, d'association et de combinaison entre des pôles distincts (ethniques, physiques, culturels, etc). En se réalisant, il affecte jusqu'aux composantes originelles elles-mêmes, qui continuent certes d'exister, et d'être en ce sens reconnaissables; mais aucune ne se survit dans l'état où elle se trouvait originairement, aucune ne se perpétue avec la calme et tranquille affirmation de sa propre identité.
(1) Cette référence à Schubert, je la lançais d'abord par pure hypothèse, me contentant des lois de l'affinité et du principe de sympathie. Cependant, il lui manquait un fondement dans la musique que j'évoque ici-même; je l'ai trouvé plus tard, en assistant à la projection de Barroco, la remarquable adaptation du Concert baroque d'Alejo Carpentier que Paul Leduc a réalisée pour le cinéma, et où il fait entendre successivement Ständchen, un lied tiré de l'ultime cycle schubertien, le Chant du cygne (Schwangesang), probablement interprété par Fiescher-Dieskau, puis sa transcription en danzon, sous le titre de Serenata. Outre l'extraordinaire justesse que le commentaire musicale imprime aux images du film, la désolation du lied accompagne les images d'esclaves entassés dans les soutes des navires négriers; et c'est sous la forme du danzon que la vie ayant repris ensuite ses droits, la célébration grandiose de la vie qu'appelle ce rythme tant soit peu solennel autorise peut en effet s'avouer. Mais non sans s'être au préalable teintée de cette mélancolie sourde, nuance impalpable aux oreilles distraites, mais patentes à qui sait écouter l'universel lamento humain.
Abelardo Barroso / la hija de Juan Simon
On s'en convaincra en écoutant La hija de Juan Simon, interprétée par Miguelito Cuni et l'orquestre d'Abelardo Barroso : le chant emprunte très ostensiblement aux mélopées arabes dont le chant espagnol, plus précisément andalou, aura été lui-même affecté. La rythmique est par contre antillaise, -c'est-à-dire d'origine africaine. Mais la rencontre de ces deux sources, contribuant à faire naître un genre nouveau, ne peut se laisser décomposer ou ramener à l'addition de deux voies musicales distinctes. Chacune ne se survit qu'affectée d'une sorte de déterritorialisation, où précisément se fait entendre ce sentiment que nous tentons à présent de décrire. Car ce n'est pas là un exemple isolé, qui hériterait des particularités d'une voix la tonalité singulière de son chant. D'autres nous en auront donné à entendre d'équivalents : de ces voix qui avancent en hésitant, qui s'élèvent lentement et avec une apparence de maladresse, comme si le timbre était quelque peu faux, quelque peu décalé par rapport à la tonalité générale de la ligne mélodique. Ou, lorsqu'il est manifestement plus assuré, la voix tarde cependant à prendre son plein essor, car elle doit successivement être allée puiser aux graves de la terre, puis aux aigus aériens, la totalité de ses timbres pour ensuite être pleinement l'âme de ces lieux, le porte-parole d'une communauté qui toute entière se tient là, et fait entendre, rappel des tambours compris, ce qu'y signifie cette manière là qu'elle a de mener son existence. Voix dont la force provient de la fébrile fragilité, voix qui se brisent vers l'aigu, ou qui savent s'enfoncer au fin fond d'une descente vers le grave des tambours qui battent derrière : il est clair qu'on les retrouve un peu partout dans l'espace antillais.
Dolor Velo / ti fi la ou te
Un Dolor Velo, en Guadeloupe, la connaît bien, lui qui ne fait partir la cadence de son air qu'après avoir rameuté la cour des tambouyè, et parcouru toute l'amplitude de son timbre avant de venir croiser l'air avec la clarinette. Voix du reste si particulières que la répartition des timbres est-elle même surprenante, presqu'androgyne le plus souvent, -voix de tête pour les hommes, qui les font capables d'un aigu que les femmes donnent rarement l'occasion d'entendre, comme si celles-ci avaient dû assécher leur timbre, ou le poitriner, au point de donner le change, et d'entamer certains des lamentos d'un timbre sourd et grave qu'on attribuerait plus aisément à l'homme.
Trouver ainsi la voix de la désolation nue : exercice salutaire qui nous vaut de nous être promenés au travers des chants du monde, de l'avoir entendue chez tel baryton dont la voix vieillie l'entraîne insensiblement vers les profondeurs géologiques de la basse, donnant ainsi aux dernières notes du cycle fameux de Schubert la couleur détimbrée qui convient aux paysages de l'au-delà, ou ailleurs, dans telle voix du Brésil ou de Turquie, ou précisément autour de la Caraïbe, chez la mexicaine Chavela Vargas, chez la cubaine Maria Teresa Vera, - sans doute l'une des rares chanteuses à avoir fait entendre la plénitude de la vie jusque dans ce qu'elle a de plus intimement désespéré, par delà même toute expérience de la douleur, parce que c'est la simple joie d'être-là qui se suffit, et qui suffit donc au chant. A condition toutefois de pouvoir encore être là : ainsi est la vie que je ne peux vouloir la vivre qu'en chantant, si seulement de la chanter, la vie me donne encore la force et de vivre et de chanter, voilà ce que nous dit cette voix râpée au rhum et au cigare, et qui s'élance par delà son orquestre au son de crécelle merveilleusement accordé à son timbre désenchanté : écoutez donc ses "Lagrimas negras" ou son "Eso no es na", où mort et vie se donnent rendez-vous à la pointe du présent, où c'est la mort qu'il faut entendre dans les notes de vie qu'elle lance, et où c'est la vie qui se donne encore à goûter lors même qu'elle nous parle de douleur et de souffrance.
Maria Teresa Vera / No es na
Amertume n'est pas le mot qui convient à un tel sentiment : d'une part il est trop fort, et au fond, il correspond à un sentiment erroné, l'équivalent en quelque sorte d'un contre-sens qu'on commettrait sur l'interprétation à avoir de l'existence. Non. Même lorsque le narrateur reparcourt la totalité de son existence et tente le bilan de la courbe qu'elle dessine, comme dans ce "Asi es la vida" que chante Mario Recio, le chant ne cède pas à la tentation rageuse de venir déchirer cela seul qui reste à vivre, et d'où se tire le seul sentiment véritablement satisfaisant, -celui de continuer de vivre (2). Il s'agit donc d'un désespoir particulier, celui de ne pouvoir totalement adhérer à la vie qui se donne là, et qu'il nous faut quand même vivre, quand vivre ainsi n'est pas exactement la forme même qu'on aurait souhaité donner à son existence. Blessure incautérisable qu'un tel sentiment, mais qui ne se transforme pas en imprécations pleines de ressentiment, -ce à quoi invite en effet l'amertume. Paradoxalement, l'amertume, qui ne cesse d'inviter à dresser les comptes les plus tristes qui soient, confie en même temps sa pleine et totale confiance dans l'ordre même des choses : en accusant alors la vie, ou les autres, de n'avoir pas permis à son existence d'être pleinement heureuse, l'amertume confie malgré soi qu'il en aurait pu aller malgré tout ainsi, si seulement... Rien de tel dans les morceaux dont nous parlons : ni amertume, ni ressentiment. C'est qu'il n'y a pas eu, pour les esclaves, de si seulement.
(2) Véritablement caractéristique de ce rapport à la vie, comme le montrent les paroles de la chanson : le bilan accablé qui est fait de la vie ("Asi es la vida rigor/La implacable intransigencia/Pero siempre una experiencia/(...)Que triste es sentir si amarrado/Un color que no se siente/Y vivir amargamente/El corazon destrozado") conduit à une affirmation d'une toute autre tonalité : "goza, baila y canta/con mi guaguanco", refrain qui répond obstinément au lamento que le soliste poursuit de son côté. Et c'est précisément du balancement entre le constat sinistre qui pourrait se perpétuer à l'infini, et cet impératif catégorique qui s'énonce affectueusement que naît l'impossibilité d'enfermer de tels constats dans une pathétique de l'amertume.
Maria Teresa & Trio Matamoros / Lagrimas Negras
Aussi, faute de cette adhérence à la vie, ne peut-on que tenter de s'en approcher au plus près, ce qui confère ainsi au chant le pouvoir de célébrer celle-ci depuis les confins les plus reculés, de glisser jusque dans la célébration de l'instant la pointe inquiète de qui en sait toujours plus. Il faut avoir entendu Maria Teresa Vera chanter le refrain, -yo no quiero llorar, yo no quiero sufrir, aunque me fué de morir-, avec cette vitalité de l'extrême urgence, de sorte que si la mort est certes encore préférable à ce vivir sufriendo dont toute la musique se veut l'expression, en même temps que l'exorcisme, on sera malgré tout allé puiser au fond des ultimes ressources dont la vie se sait être capable la force de pouvoir le faire encore une fois , -quoi? mais chanter et danser tout simplement. Expression de l'urgence, de ce qu'il y a de proprement urgent dans la vie : la vie elle-même, -comme invite à l'entendre la soudaine accélération du tempo que le rythme subit après le premier refrain. Même si l'on sait que cette vie est toujours à double sens, à double entente, à double valence, pareils éloges de la vie ne sont pas ambigus en ce qu'ils contiendraient la conscience de son amphibologie (la vie comme puissance destructrice, force inhumaine plus forte que tout, union cosmique de l'être et du néant, inintelligible à notre propre mesure, etc); bien au contraire : rien de plus décidé que l'allant de cette musique quand elle entend précisément, par delà le naufrage absolu qui est constaté, nous redonner cette force qui nous fait défaut, et nous permettre de persister.
Persister, même quand tout s'est délité. Un tel sentiment est intimement lié à la conscience d'un exil intérieur : s'il n'y a pas d'adhérence à la vie, mais tout simplement adhésion du vivant à la vie qui va, son contentement, ou sa consolation ne proviennent nullement d'une conscience qui se saurait enracinée. Il n'est donc pas non plus consécutif à une projection, un déport; rien en lui ne témoignera de la course sans fin des marins partis en lointaine mer, et qui se raccrochent à l'idée d'un point privilégié du monde, où toutes les attaches seraient nouées, amour, ancêtres et descendance mêlés, assurant au devenir humain sa certitude de fonder. Non qu'il n'y soit jamais question de bateaux, de courses au lointain, ou d'un lointain dont on s'est éloigné, mais auquel tout ramènerait. Mais les chansons dont nous parlons ne traitent du voyage que sous la forme d'un départ: c'est le départ qui vaut pour le voyage, car entre le voyage et la sédentarité, la différence est nulle si elle nous vaut d'être toujours là en exil de nous-mêmes. "Dîme adios, carinito, me voy de Cuba" : même si c'est plus euphoriquement que d'autres rumbas annoncent le voyage, -ainsi en est-il de "Para vigo me voy" ou de "Panama", la voix y laisse entendre le plus souvent que je suis toujours ailleurs, où que je sois, car c'est toujours d'ailleurs que je viens, sans jamais rejoindre où que j'aille un chez-moi salutaire. Alors bien sûr, le rythme enjôleur, et les couleurs éclatantes du départ donnent à ces rendez-vous un petit air de fête : exactement comme celui qui entouraient l'annonce de l'arrivée des bateaux, ou de leur départ, lorsque le trafic maritime était encore régulier et essentiel à l'économie d'un univers insulaire. Mais par delà les gris-gris ostentatoires de l'euphorie et de la joie, -ce que sont également maracas et autres instruments d'accompagnement-, c'est toujours au travers d'une pointe mélancolique que s'annonce le départ. C'est que le voyage consiste essentiellement en un va et vient. Aucun des points égrenés par la chanson ne peut figurer précisément le havre salutaire où s'enraciner et prospérer soient également possible et souhaitable. De fait, les seuls points qui apparaîtraient sur cette "carte du tendre territorial" figurée par ces chansons, Matanzas, Borrinquen, Pinar del Rio, La Habana, Camaguey, etc, témoignent moins d'un attachement réel à une géographie identitaire, que d'une conscience déchirée, et partagée, entre la connaissance de son origine (celle-ci, toujours nommée figure bien un point singulier sur la carte d'une vie, ne serait-ce que sous la forme d'un lieu de naissance), et la conviction que celle-ci, aussitôt que nommée, est pour toujours perdue : car si c'est de Matanzas ou d'ailleurs que la voix tire la raison de son attachement à un pôle d'identification affectivement circonscrit, elle le fait toujours depuis l'ailleurs où sa vie, cette course sans but, l'a emmenée (3).
(3) Voir sur ce point les "biographies" musicales en quoi consistent certaines des meilleures chansons de Celia Cruz : de Pinar del Rio à Rinkinkalla, en passant par Sabroso son cubano et Dulce habanera. Si dans cette dernière, l'identification de la chanteuse avec son pays est attestée, on remarquera néammoins qu'elle excède toute origine localisable, puisque elle se confond avec tous les hauts lieux que Cuba compte. Ces lieux du reste n'ont d'existence que musicale : la salsera qu'elle revendique d'être ne se comprend pleinement que dans l'extension infinie d'une voix qui aura tout traversé de son pays, jusqu'à se confondre avec tout un continent. Avec Rinkinkalla, la question du métissage compte plus que le fait de savoir de qui l'on est né : "Para esta mulata/ No hay cuento que valga/Rinkinkalla /Yo nacio en la Habana vieja/Me crio la tia Teresa/Mi padre fue blanco claro/Mi madre no se quien era" : le statut plus que la filiation détermine un mode d'appartenance au monde qui ne peut précisément compter sur l'identification totale d'un homme à son territoire ("Por eso son morena") Car son identité passera précisément par une réappropriation du passé ancestral, transmis dans la langue des tambours et des invocations religieuses. L'"ouverture" de la chanson, sous la forme d'une invocation rituelle, fournit à elle seule le paradigme de ce rapport à un savoir plus ancien, à un savoir qui ne se sait pas: "Para la gente que no sabe/ Rinkinkalla"
Aussi bien les voyages ressemblent-ils plutôt à la trace d'une course dont je me contenterais de figurer l'épure, ou d'en suivre simplement la trace, grâce à l'écume que le sillage imprime à la surface des eaux. Pour ces terres bordées de toutes parts, l'océan est sans fin et sans fond; du reste, il n'y a jamais eu pour elles qu'une terre, une seule, inscrite dans la mémoire de ceux qui auront été esclaves, celle mythique dont la traite les aura dépossédés, et qui se survivra, non comme un port à reconquérir, mais comme un lieu que l'on protège d'autant mieux qu'on le sait tapi en son cœur et son corps, parce qu'il n'a pas à trouver place effective de par le monde. C'est pourquoi il s'agit d'un exil singulier, lorsque c'est les dieux qui d'eux-mêmes s'en sont exilés, et qu'ils survivent sous la forme d'une secrète protection tutélaire, hantant l'esprit comme celui-là hante les lieux, sous la forme d'un vagabondage et d'une errance indéfectibles. Du reste, l'on aura beau faire, mais les cultes conservés secrètement se sont eux aussi repliés en d'étranges territoires, et c'est secrètement qu'ils en parviennent : même lorsque la musique les invoque, c'est précisément sous la forme d'un appel lancé aux plus lointaines des régions sacrées, -en un point primordial qui n'entretient précisément pas d'attache privilégiée avec une partie quelconque du globe. Chango, Ochun, Yemaya, dieux qui appartenez à Cuba ou au Brésil, il importe peu de savoir où vous officiez quand c'est d'abord dans la voix qui vous appelle que vous apparaissez magiquement énigmatiques, superbement inconnus, et qu'une formule rituelle, dont on chercherait vainement auprès de celui qui la retranscrit du fond de sa mémoire impersonnelle le sens littéral, se trouve attachée néammoins à votre emblème, -Cabio sile yeyeo, cabio sile mato (4)-: ce n'est rien d'autre que l'attache d'un fil indéfiniment évidé et déroulé. Que celui-ci soit incassable pour qui en tient le cours de son chant inaltérable, en atteste du fait la qualité singulière de son inflexion, -le timbre requis étant celui grave et profond qui est allé puiser au centre de la terre le poids de fer et de cuivre nécessaire à cette alliance secrète, constitutive de son alliage. Formules, à qui veut proprement parler, errantes, et qu'on retrouve peu ou prou en des chants très différents, épelées en des circonstances très variables, pour marquer juste ce que la continuité d'un exil fondamental imprime à la conscience commune d'un peuple, au point de jouer comme instance fondatrice : Celia Gonzalez, Rutilio Dominguez, tout comme Celia Cruz, auront consacré quelques uns de leurs plus beaux enregistrements à l'exaltation de ces chants de la santeria, et à leur perpétuation dans une conscience collective nullement à l'abri des soubresauts et des vicissitudes de l'histoire.
(4) Formule présente dans de nombreux airs d'inspiration santeria, et d'abord dans celui, éponyme, Cabio Sile. La formule retranscrite ici apparaît dans plusieurs versions (par exemple, Gina Martin l'emploie avec l'orchestre de Chappottin); des variantes auront été observées ("Cabio sile yeyeo/Cabio sile Chango" dans le Memoria a Chano de Perez Prado).
Celia Cruz / Guede Zaina
Et l'on pourrait en dire de même de ce qui transparaît d'un créole haïtien dans certains chants de Cuba : ainsi ce "Guede Zaina" où le refrain est celui d'esclaves fugitifs qui scandent seulement la terreur que la persécution a imprimée en leur âme -yo fè complo pou yo crié mwen, woï woï woï - et que les chanteurs reprennent à la mémoire commune sans en saisir la signification exacte, même si l'on croit deviner qu'ils en possèdent intuitivement l'intelligence visionnaire. Ainsi de telle formule rituelle qu'on surprend en plusieurs morceaux (et où l'on croit reconnaître aussi un reste de ce créole qui fut parlé au sud de Cuba par ceux qui provenaient d'Haïti), sans toutefois pouvoir s'en assurer, puisque ceux que l'on a interrogés à ce sujet demeurent muets, -ainsi de ce Papa'w di cà qu'on croit deviner au fond de certaines invocations, en conclusion de l'appel tutélaire à Chango et qui apparaît précisément à la manière même dont certaines formules du culte de la santéria ont été arrachées aux langues perdues de l'Afrique: tels des fétiches rappelés par des voix qui en ignorent le sens, les mots sont repris pour la valeur rituelle qu'ils emportent avec eux, se survivant d'autant mieux comme emblème d'un exil que cet exil n'a jamais cessé d'être, n'a peut-être jamais commencé d'exister, -a donc toujours été pour ceux qui échouèrent là, déboussolés, arrachés par la force du rapt et la violence des razzias incessantes d'antan.
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références musicales
- ”La hija de Juan Simon” interprété par Miguelito Cuni et l'orquestre d'Abelardo Barroso
in LP "El sonero immortal" RRas Records 10-10 Series 00598
- ”Ti fi la ou té madam” Dolor Velo (Guadeloupe)
- ”Eso no es esa” chanté par Maria Teresa Vera (compositeur : Graciáno Gomez)
CD Maria Teresa vera EGREM CD 0033 - 1990
- ”Lagrima negras” chanté par Maria Teresa Vera
CD Maria Teresa vera EGREM CD 0033
- ”Guede Zaina" par Celia Cruz
LP "homenaje a los santos / Celia Cruz" SEECO SCLP 9269 - 1975