Introduction

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Depuis notre rencontre en 1982 sur l’antenne de Radio Nova pour une émission autour de la musique cubaine,
Alain Ménil est devenu un ami jusqu’au jour de sa disparition en 2012.

Pendant son enfance en Martinique, ses parents, Mano et Geneviève,
tous deux militants de gauche engagés dans la cause anticoloniale aux Antilles et dans une créolité revendiquée,
ont pour habitude de recevoir les artistes et intellectuels cubains qui visitent la Martinique,
et se réjouissent de danser (merveilleusement bien) aux sons de la sérieuse collection de disques qu’ils constituent.
Alain partage donc avec ses parents leur goût pour les musiques et les danses de la Caraïbe:
guaracha, guajira, boléro, mambo, son, rumba, pachanga, merengué, cha-cha-cha, cadence haïtienne …
entre autres.

”…Combien de guarachas qui commencent par une confession mélodramatique,
et pour lesquelles le grand air tragique est presque requis? …” - A.M.


Ce blog lui est dédié, ainsi qu’à son compagnon le danseur et chorégraphe Alain Buffard,
avec qui, aussi, nous partagions amitié et dilettantisme*,
sans jamais oublier, après les dîners, de ”guaracher” sur les rythmes sensuels et endiablés des îles.

”…la frénésie ou la jubilation qu'elle célèbre, par des airs endiablés qui appellent irrésistiblement
à une danse sans fin, effrénée et communicative…” - A.M.


Il y sera question de La Caraïbe et de ses musiques,
de blues, de jazz, d'opéra, de musiques baroques et d’envolées mandingues…
de littérature, de cinéma,
peut-être.

Ce site s’est ouvert avec ”Retour au Latino Bar", texte qu’Alain Ménil a publié en décembre 1993 dans la revue "Tyanaba".

”… el son es lo mas sublime para el alma divertir.” - Ignacio Pineiro

* dilettantisme : goût très prononcé pour les arts en général, ou pour un art, et spécialement pour la musique (CNRTL)


11/10/2015

Retour au Latino Bar (5)

RETOUR AU LATINO BAR

-V-

On objectera que le plus souvent, cette musique fait entendre de tout autres sentiments; que c'est plutôt la frénésie ou la jubilation qu'elle célèbre, par des airs endiablés qui appellent irrésistiblement à une danse sans fin, effrénée et communicative. Nul doute qu'on pourrait, à l'encontre de mon approche, venir témoigner pour d'autres issues, pour d'autres présents : celui que nous fait précisément cette musique, lorsqu'elle nous a emportés, au travers d'une guaracha, d'un merengué, ou d'une cadence, vers l'oubli de la douleur, et la réconciliation avec sa mémoire apaisée. Et en effet, qui en douterait, après avoir entendu la plus vibrante des guaracheras, Celia Cruz, l'assurer de la joie qui règne chez Mario, ou célébrer sans fausse pudeur, l'ivresse d'un merengué que rien n'arrêtera, hormis l'obligation de respecter le souffle des danseurs? A ces témoignages éclatants d'une énergie plus que tout énergisante, seul l'éclat des trompettes peut convenir, qui porte loin l'incandescence de cette rumeur impérieuse qui a fini par triompher en effet de tout : oui, ce sont ces trompettes qu'il nous faut, celles qui claquent loin au dessus de la ligne profonde des rythmes battus sans fin, et qui dessinent la ligne altière d'une trajectoire qui se projette au loin, par delà tout horizon. Pour saisir cette capacité de projection, qui seule permet d'entendre toute la force du trait, et toute l'amplitude de sa course, il convient de choisir son trompettiste. Trop nombreux sont ceux qui confondent puissance et bruit, qui étouffent au fond leur instrument en voulant l'amener à couvrir l'orchestre. Non, une trompette capable de projection, c'est chez Chappottin, ou mieux, avec El negro Vivar (trumpettiste du Conjunto Casino), ou encore avec Chocolate, que nous l'aurons trouvée, cette trompette victorieuse, dont l'aigu filé transperce le tympan en l'emmenant lui aussi dans cet élan de tout un monde.

Ainsi celle du Negro Vivar, qui littéralement après avoir lancé son appel solaire, entraîne tout l'orchestre, tambours compris, dans une Comparsa insensée qu'une jam session de 1959 donna à entendre au monde entier. Elle dure douze ou treize minutes : durée extravagante pour l'époque, qui s'aventurait encore prudemment vers l'allongement des prises musicales; mais elle pourrait durer vingt, trente minutes : ce morceaux, obsessionnel autant que "Olé" de Coltrane ou que "All that blues" de Miles Davis exigera impérieusement de vous que vous le remettiez une fois fini. Ou alors qu'une voix d'émail vienne nous relancer d'une réplique toujours plus cristalline : celle de Gina Martin, par exemple, qui aura toujours mis dans son timbre un piquant, une aura de fête et de paillettes qui ne saurait connaître aucun abattement. J'en suis bien convaincu : la tonalité générale de cette musique n'est nullement vouée à la mélancolie. Mais elle en procède bien souvent. Sinon comment expliquerait-on que tant de morceaux nécessitent précisément ces débuts d'abandon avant que ne prenne précisément cette sauce qui nous entraînera ensuite? Combien de guarachas qui commencent par une confession mélodramatique, et pour lesquelles le grand air tragique est presque requis? Que cette trompette donc soit aux antipodes de la trompette chinoise que la musique cubaine aura pourtant affectionnée tout particulièrement, cela est clair : c'est qu'elle ne sert pas aux mêmes offices. Au son assourdi de celle-ci, le musicien cubain aura réservé des épanchements plus douloureux et intimes.

Quant à la première, aux cuivres plus éclatants que l'or et l'atome, elle n'aura précisément pu prendre un pareil empire sur les morceaux que parce qu'on aura en effet dépassé le sentiment premier d'une tristesse ou d'un ennui incoercibles. Ces trompettes n'ont jamais tant paru supérieurement établies sur l'orchestre que parce qu'elles sont le signal d'un départ décisif, que parce qu'elles lancent en effet le signal d'un nouveau commencement. C'est pourquoi elles interviennent toujours en lisière du morceau, afin d'en marquer certaines de ses limites, séparant ainsi ce qui revient à une étape antérieure, et ce qui résulte des préparations infinies qui ont été instillées dans l'âme du danseur : césure entre deux époques du sentiment, coupure irréfragable entre deux tempos, elles clôturent ce qui doit en effet mourir ce soir-là, le sentiment d'abandon, l'impression d'une perte irrémédiable, ce sentiment inguérissable de n'être jamais tout-à-fait là. Aussi bien entonnent-elles un office de résurrection, et font-elles signe vers une prompte affirmation de soi : mais la naissance à laquelle elles invitent n'est une renaissance que pour qui avait cru mourir. C'est pourquoi de tels appels viennent de cette lisière indistincte où le choeur se tient encore tout contre le battement obstiné de la section rythmique, et s'en est encore à peine dissocié. C'est ensuite qu'il pourra s'émanciper, qu'il relancera le jeu en investissant le couplet, venant interrompre le soliste du rappel sonore des formules qui scandent le refrain. Pour ces assonances (9), la trompette est le plus souvent à la fois l'écrin qui en souligne l'importance, et le démon qui invite à une poursuite effrénée du rythme et du son.

(9) Sur l'assonance verbale, voir le suggestif texte de Guillermo Cabrera-Infante, Formes de poésie populaire, in Orbis oscillantis, Flammarion, Paris, 198O. Et bien sûr, les recueils de Nicolas Guillen, Motivos de son, et Songoro Cosongo , datés de 193O et 1931, où ont été puisés quelques unes des plus belles réussites du genre : Negro bembon, et Si tu supiera (chanté par Chiquita Serrano sous le titre Songoro Cosongo). N.Guillen, op.cités, in Obra Poetica,1920-1972,  t.1, La Havane, 1974.

Mais comme il n'y a rien d'autre que cette présence fragile qui nous sert d'entournure et qu'on appelle le corps, alors oui cette musique lance un appel miséricordieux vers notre corps, en appelle à lui et à ses ressources ultimes. La confiance qui est ainsi placée dans les pouvoirs de la musique et de la danse donne du reste à certains morceaux le délicat privilège de contenir tout à la fois la prescription d'une médication curative, l'affirmation d'un programme pédagogique, et l'énoncé d'un art poétique! Joseito Fernandez, Los Papines, ceux qui auront trempé en effet leurs compositions au fond de cet esprit qu'ils attribuent au son le montrent à l'évidence (10) : c'est en un seul instant que l'apprentissage d'un rythme s'opère, et que l'on réapprend à vivre et à prendre plaisir à une vie qui n'offre pas tant d'occasions de sourire, et c'est dans le même temps que s'énoncent les principes esthétiques qui président au genre : ce qu'il faut pour réussir un son, c'est un piano, une voix, un rythme, c'est au fond ce que l'on a sous la main, pourvu que soit respectée la loi du genre, qui veut que nul ne reste insensible à la montée du son, que nul ne demeure immobile en sa détresse. C'est pourquoi, immanquablement, la conclusion tombe, impérative : "toma y baila un guaguanco", ou un son, c'est selon, -"toma y baila", ce que tu veux, pourvu que prenant, attrapant et dansant cette danse qui doit t'entraîner, et que tu te dois de danser, tu oublies cette douleur qui habite en ton sein, et qui ne pourra de toute façon pas vraiment guérir, sauf en l'endormissant. Et l'endormir, seul ton corps peut le faire, lui qui ne s'endort qu'à la danse, et qui par son biais, enfouissant ce qui lui déplaît, aspire à un nouvel état, -véritable état de grâce, celui que connaissent en effet les corps qui  ont pu s'élancer sur de tels rythmes, d'avoir su s'alléger de tous les soucis qui leur pèsent tant inutilement.

(10) Entres autres morceaux d'anthologie, on citera de J.Fernandez les fameux Canta el piano et Que no muera el son; des Papines, le Mi Quinto; voir aussi de Rene Alvarez, Dos almas y un guaguanco; de Aragon, les modèles du genre demeurent Aprende muchacho, Si sabes bailar el son et surtout, la Guajira con tumbao.Un titre résume cette problématique : Sin clave y bongo no hay son.

Il y a en cubain, ou en espagnol des Antilles, un verbe pour cela. C'est guarachar. Son sens dépasse bien sûr celui du seul fait de la danse; mais il est significatif que ce soit à une danse que soit remis le soin de caractériser un état suffisamment affirmé dans la durée pour constituer toute une conduite et y impliquer tout un état d'esprit, pour indiquer en tous cas plus qu'une simple occupation ou une action -par exemple, l'action de danser une guaracha. C'est un état qu'on attribuerait immédiatement à l'esprit s'il ne passait si manifestement par le corps; car c'est bien le corps qui donne à voir et à entendre la guaracha, et qui implique qu'on y inclue toutes les autres danses. A ma connaissance, il n'y a pas de verbe construits sur rumba, sur guaguanco, sur chachacha ou sur mambo : incluant en lui tant d'autres rythmes, guarachar (11)  traduit bien qu'il s'agit donc d'une accession générale à un nouvel état. Combien de temps durera-t-il? Le temps qu'il faudra pour s'estimer guéri, -ou simplement satisfait d'être là, en l'ayant fait, guaraché. A ces conditions, on peut alors se fondre dans ces foules qui se pressent certains soirs au son de cette musique, pour sentir nous aussi une certaine joie renaître, qui provient très précisément du contentement d'un corps qui a obtenu son content. Aussi les rythmes se redécouvrent-ils dans leur diversité, dans toute la variété de leur timbre. Mais même au fond des plus trépidants d'entre eux, une rumeur de mélancolie, indéfectiblement attachée à notre condition, s'y laissera deviner. Même au fond des pièces les plus enlevées, même lorsque la chaloupe est à son comble, on sera obstinément accompagné d'une ligne mélodique qui poursuit méthodiquement son cours répétitif, -que ce soit aux cordes, à la clarinette ou à l'accordéon : pas plus que le son, les cadences haïtiennes, certains merengués, certaines mazurkas n'ignorent pas au sein de quelle dévastation elles ont surgi, ni ce à quoi elles doivent faire face pour nous permettre à notre tour, d'y résister. Alors oui, le chanteur peut reprendre son chant, comme varier les paroles : à condition de ne pas ignorer le sens profond de la monotonie qui règle son chant, il peut nous emmener loin, et longtemps. Peu importe. Ou plutôt, beaucoup importe, car c'est à ces conditions, à toutes ces conditions que nous nous devons de nous retrouver guéris, certains soirs de déshérence. On le sait fort bien, quand nous n'aimons rien tant que le morceau dure à l'infini, qu'il n'y ait rien d'autre que le dialogue d'une pulsation et d'un élan des reins, un accord entre l'allure d'un rythme, et l'humeur d'un air : alors, au fond de n'importe quel lieu, lorsque nous entendrons "Cafe", ou New York city, Donde estabas tu? ou Los sitios hacere, nous saurons que la séance est ouverte, celle où nous nous tenons face à nous mêmes, où nous n'avons rien d'autre à faire qu'à affronter notre propre dévastation. Car c'est bien cette mélancolie qui survole jusqu'aux morceaux apparemment les plus étrangers à toute réflexivité, -et qui admet, du reste, qu'on danse seul, si danser ainsi convient mieux qu'en fausse compagnie : le caractère lancinant et obsessionnel d'une répétition qui n'aura pu se dépasser imprimera le moindre des rythmes de sa tournure essentiellement déchirée.

(11) Il y a bien en argentin, tanguear, et milongar, construits respectivement sur tango et milonga; connaissant l'importance du tango dans la constitution de l'identité argentine, sachant aussi les liens qui unissent le tango à la déréliction, on peut sans doute inférer qu'il en va de même pour nous autres qui aurons à "guaracher" : du fond de quelle désolation intime trouve-t-on le goût et la force de s'énivrer ainsi des seuls corps?

C'est ce qu'avait compris, me semble-t-il, Pierre Goldmann, dont l'amour très vif et profond qu'il eut pour cette musique transparaît à plusieurs endroits de ses Souvenirs obscurs : ce qui le poussait à aller l'écouter au fond d'un certain nombre de bars ou de boites troubles, c'était la conviction intime que seulement en de pareils lieux, instablement placés quant à l'ordonnancement social des villes qui les abrite, et donc situés plutôt en lisière ou à la marge de celles-ci, se trouvaient à la fois le signe manifeste de son malaise, et le baume guérisseur qui irait le sauver. Où vont ces corps danser à n'en plus finir? Et quelle danse dansent-ils, quand ils ne dansent pas nécessairement ensemble, quand c'est tout seul que le danseur doit trouver le chemin qui le reconduira à un semblant de sérénité? Les descriptions de Goldman parlent d'une foule qui sait qu'au delà des rencontres singulières qui s'opèrent entre deux corps, c'est le corps de chacun qui poursuit sa route pour son propre compte : c'est alors à l'âme de comprendre la direction d'un semblable impératif, de s'incliner devant son commandement, de deviner que c'est de là seulement qu'une possible issue sera envisagée. Quête métaphysique de la part de l'écrivain, plus que parcours qui se fonderait idéologiquement, ainsi continue de vibrer en nous le texte de cette confession brûlante qu'il écrivit durant son emprisonnement. Mais qu'à intervalles réguliers, l'atmosphère attachée à tel morceau d'Ignacio Pineiro, une évocation d'un rythme sinueux et d'une voix entourée de cuivres sensuels interviennent dans son récit, c'est dire que l'incidence qu'elle eut pour lui fut moins de proposer une scansion à sa vie, une possibilité de reprendre souffle quand la course le laissera épuisé, que de lui offrir un cadre exemplaire où pût se projeter son propre exil intime, aussi radical et insoluble que celui dont nous parlions, et qu'il sut reconnaître comme égal au sien, comme quasi-gémellaire. (A dire vrai, je ne sache pas d'évocation plus émue, en langue française (12), de cette musique. Ne mit-il pas, en exergue à son œuvre, ce vers de Pineiro : el son es lo mas sublime para el alma divertir? C'est avoir tout dit, et compris. La pertinence de cette référence convaincra du moins les connaisseurs, de l'excellence du jugement de l'écrivain, comme de la justesse de ses intuitions : en est la meilleure preuve la précision avec laquelle l'intimité qu'il entretînt avec cette musique l'aura conduit au centre le plus essentiel de son génie.)

Ignacio Pineiro & Septeto Nacional Cubano / suavecito


 (12) Cela dit, bien sûr, sans préjuger d'une recension plus exhaustive. Mais hormis P.Goldman, ou Michel Leiris, je ne connais pas d'autres exemples qui aient confié à l'écrit le soin de restituer au plus juste l'expérience qu'aura constituée pour chacun d'entre eux la rencontre avec cette musique, et d'avoir essayé d'en situer exactement l'authenticité. Pour ce qui est du domaine hispanophone, plutôt que vers Carpentier qui ne se départit pas d'un point de vue d'historiographe, même dans son roman Ecue-Yamba-O, et qui situe à un tout autre niveau son sens des mélanges, comme le montre le final d'Un concert baroque, on se tournera avec intérêt vers un autre cubain, Guillermo Cabrera-Infante, dont le Trois tristes tigres contient une description ironique du cabaret havanais Tropicana et s'avoue comme un hommage complice à la grande époque de cette musique : Cabrera-Infante fait de Beny Moré le protecteur gouailleur de cet univers, ce qui somme toute, correspond assez bien à ce dandy dont la voix canaille, plus que sensuelle, aura imprimé définitivement notre mémoire de certains airs, et auront comme dessiné, avec Ismael Rivera, un idéal-type du rumbero. Pour une approche nettement plus satirique, on se reportera au porto-ricain Luis Rafael Sanchez qui trace avec La rengaine qui déchaine Germaine (La guaracha del macho Camacho) un portrait-charge d'un succès populaire, inscrivant son écriture dans la perspective d'une description mi-distante, mi-complice de son objet, assez proche en cela de ce qu'aura tenté Manuel Puig avec son Plus beau tango du monde.
Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France, Seuil, Paris, 1975
Michel Leiris,  Fourbis (La règle du jeu, II), Gallimard, Paris, 1955.
                               Journal (1922-1989), Gallimard, Paris,1992.
Guillermo Cabrera-Infante : Trois tristes tigres, Gallimard, Paris, 197O.
Alejo Carpentier, Chroniques, Idées-Gallimard, Paris, 1983
                                  Ecue-Yamba-O, Gallimard, Paris,1986
                                   La musique à Cuba, Gallimard, Paris, 1985.
Manuel Puig : Le plus beau tango du monde, Denoël, 1972.
Luis Rafael Sanchez, La rengaine qui déchaîne Germaine, Gallimard, 1991.
Un autre exilé, en la personne de Severo Sarduy, aura également multiplié les références à cet aspect de la vie cubaine, en truffant son texte d'allusions à la musique (notamment avec Ecrit en dansant et Gestes). 


L'esprit de cette musique, ou l'esprit du lieu : tel est ce blues tropical qui envahit l'atmosphère, et qu'il est pourtant si difficile d'en reconnaître la présence, que nous sommes le plus souvent enclin à en refuser la manifestation, ou à en dénier l'existence, lorsque nous nous heurtons à quelques uns de ses signes. Le blues n'est pas réductible à un genre musical, à un lieu, à un moment de l'histoire. Il est le nom moderne d'un antique malaise, il est la voix qui cherche à guérir en s'épanchant, il est cette impossible adhésion à ce qui est et qui va, quand cela nous passe de toutes façons, et que nous n'avons plus la force ou le goût de nous en emparer. Pour sûr, en parlant de blues, l'on songera à d'autres rythmes, à d'autres sonorités, de guitares et d'harmonica, de cordes triturées et qu'un hoquet de la voix accompagne : voix du Sud profond des Etats-Unis, figurant la désolation d'une âme dans la monotonie d'un décor et d'une mélodie. Blues encore rural d'une voix ayant emprunté les chemins vicinaux pour trouver la grand-route, voix d'un blues qui ne se sera pleinement urbanisée qu'en remontant peu à peu vers le Nord, avant de se fondre dans les grandes métropoles à un jazz plus évolué. Tout cela est juste, et vrai, et l'on dira que le blues dont on parle à propos des Tropiques, est tout différent : qu'il est trop rural pour être citadin, que son insertion urbaine est de toutes façons trop récente, trop précaire. Ce n'est pas encore le blues des solitaires : le solitaire appartient à la grande ville moderne, à la métropole développée et industrielle. C'est le blues d'une communauté en mal de racines communes, c'est le blues de l'esseulé dont la condition première est de se sentir privé de tout le reste, même de ce qui lui tient compagnie. Blues du déracinement qui n'a pas encore fait souche, blues de ce qui s'est arraché à un cadre que l'on a continué d'emmener par devers soi, sans parvenir pour autant à l'accrocher. Du reste, serait-il connu et reconnu qu'il ne serait pas pour autant partagé : ce blues est celui qui saisit l'individu au bon milieu de sa communauté, et l'empêche de s'y souder, de s'y fondre, comme de s'unir à sa terre. C'est celui qu'aura saisi magnifiquement Paul Leduc, dans son très beau, et très méconnu "Latino bar". Mais c'est qu'au fond, ce blues n'est ni de la ville ni de la campagne : des faubourgs, peut-être, là où se tiennent ceux qui s'en viennent d'ailleurs, ou qui en repartiront vite, voix de va et vient propres à ceux qui s'accrochent faiblement et fragilement à un univers instable et inhospitalier.

Non, le blues n'est expression authentique que de l'âme, et d'une âme inconfortablement installée dans le mitan des choses et des êtres. C'est pourquoi tout l'esprit de cette musique s'en détourne, faute de pouvoir y asseoir sa confiance. Aussi ne lui reste-t-il qu'à se retourner bien vite vers le corps, et à défaut d'être toujours assuré de persuader celui dont la proximité avec le nôtre permettrait de réchauffer la faible confiance que nous avons en toute chose, à confier au seul des corps que nous pouvons le mieux appréhender, le nôtre, l'unique espoir qui soit à notre mesure : se sentir vivant, et de se sentir en vie, tirer joie et contentement. Alors le remède peut venir : à condition d'avoir préparé l'esprit, et disposé le corps à cette redécouverte. Le son  ainsi n'avance qu'en promettant en effet une guérison, par delà les mots attristants qu'il fait entendre. Car c'est au rythme seul qu'il a confié le soin de nous guérir, ou plus modestement, qu'il propose d'endormir la douleur qui nous retenait au bord de toutes ces images d'un passé et d'un lieu abandonnés, car c'est bien en effet la douleur qu'ils suscitaient en nous qui nous interdisait en même temps de nous en approcher véritablement. Alors oui, doucement peut reprendre le chant sans fin des criquets, et le suave cadencement de l'impair. Mais il y faut les notes qu'un piano, une flûte et un archet asthmatiques savent faire entendre lorsqu'ils ont consenti à l'esprit du blues, qui n'est d'aucun lieu, pour les avoir tous parcourus.

 Alain Ménil le 30 Juin 1993.


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références musicales

- ”suavecito”   Ignacio Pineiro  & Septeto Nacional Cubano
in CD "CUBA: el son es lo mas sublime" ASPIC X 55513 (plage 2)











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